Amélie Nothomb : Les catilinaires / Emile versus Palamède et autres considérations…
Pour les non-latinistes, je vais commencer cet article par préciser le sens du titre : les catilinaires, c’est ainsi que l’on nomme le discours prononcé par Cicéron contre Catilina, accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat contre Rome et sa République corrompue. C’est le titre choisi par Amélie Nothomb : les catilinaires, pour ce roman paru en 1995 aux éditions Albin Michel.
Il est vrai que le personnage principal, Emile, est un éminent professeur de latin et de grec désormais en retraite. Avec son épouse, Juliette, il trouve la maison idéale, isolée, en pleine campagne. Une vie de solitude et de calme. Voilà ce à quoi il aspire pour la fin de sa vie. Cependant, Palamède Bernardin, le voisin, vient leur rendre une première visite, à 16 heures pile. Visite pénible : nos personnages ne savent trop quoi se dire. A 18 heures, Palamède s’en retourne chez lui. Quelle n’est pas la surprise de notre jeune couple de retraités lorsque le voisin, le lendemain, à 16 heures pile débarque à nouveau chez lui pour s’en aller à 18 heures pile sans quasiment piper mot ! Et ainsi de suite. Peu à peu, cette présence absurde et quotidienne devient un véritable supplice pour Emile et Juliette qui ne savent pas comment se débarrasser de Palamède. Cependant, un jour, parce qu’il se sent dépossédé de sa propre vie, parce qu’il se révolte contre sa propre faiblesse qui le contraint à supporter l’insupportable, Emile ose mettre vertement Palamède à la porte. Celui-ci ne reviendra plus. C’est alors que commence pour notre retraité un étrange cheminement intérieur qui le poussera à commettre un acte ultime.
Avec les Catilinaires, Amélie Nothomb signe encore un excellent roman, drôle et caustique sur la tyrannie des rapports humains et leur perversité.
Drôle et caustique, tout d’abord par les personnages campés avec le sens de l’humour et de la dérision qui font la pâte Nothomb. Le personnage de Palamède Bernardin, tout d’abord : taciturne, antipathique, obèse : il s’installe dans le fauteuil, réclame un café, et répond aux questions par « oui » ou « non ». On n’en saura guère plus sur cet homme puisque le roman prend le parti d’une narration à sens unique : seules les motivations et les intentions d’Emile et de Juliette sont dévoilées au lecteur. Cependant, le face à face entre le Palamède taciturne, malpoli, et Emile, l’honnête homme, est tout à fait savoureux. On rit beaucoup également lorsque le couple fait la connaissance de Bernadette Bernardin, l’épouse du fâcheux : un monstre végétatif qui ingurgite la nourriture en émettant borborygmes et éructations. Cependant, si les deux personnages sont si drôles, c’est sans doute parce qu’ils sont vus à travers le prisme déformant du couple qui ne connaît d’eux que la surface visible. Quelle est leur véritable histoire ? N’y a-t-il pas une tragédie cachée derrière cette visite quotidienne et tyrannique ? La tragédie de la solitude ? Qui est Palamède ? Quelles sont les intentions, ses motivations ?
Mais Emile est beaucoup trop accaparé par la présence obsédante et quotidienne de Palamède pour se poser ce genre de questions. Ce n’est qu’après s’être débarrassé de lui que le voisin va devenir une énigme à résoudre, une absence obsédante. Il va mythifier Palamède et Bernadette, échafauder le plan de leur vie à partir de détails surpris et constatés lors d’une visite impromptue chez le fameux couple voisin. Cicéron, l’homme de bien, fait le procès de Catilina, l’infâme. Il charge l’homme, échafaude des théories, finit par le condamner, mais jamais le lecteur n’aura une version bivalente des choses, tout comme dans les Catilinaires.
Ainsi, après s’être imposé de manière tyrannique au couple Emile-Juliette, Palamède impose-t-il involontairement son absence qui s’avère être rapidement, elle aussi, tyrannique. C’est ainsi que le jeu de rôle s’inverse : de tyran, Palamède devient victime, de victime, Emile devient bourreau. Amélie Nothomb initie donc là une réflexion sur l’incontournable interdépendance des opposés. Le sadomasochisme est véritablement une notion bivalente : dans cette relation, on est forcément tour à tour le dominant et le dominé et on a besoin de passer par ce double rôle pour faire absolument le tour de la question.
Cependant Amélie Nothomb pose avec plus d’insistance la question du pouvoir de la victime. N’est-ce pas elle, finalement, le véritable bourreau, celle à qui on pardonne ses crimes futurs parce que justement, elle fut, à un moment victime et que la loi du Talion n’est peut-être pas qu’une fable ? La victime est, dans nos inconscients, de celles à qui on pardonnera le futur crime… C’est donc avec beaucoup de légèreté qu’Emile exécute Palamède, le tyran décrété… en tant qu’ancienne victime, il a droit à sa revanche. Tout aussi légère est à ce moment-là l’écriture de Nothomb qui ne s’appesantit pas sur l’acte… Une fois débarrassé de l’encombrant Palamède, le couple s’approprie le monstre, Bernadette, dont il s’occupe en le goinfrant de petits plats… Voilà donc comment finit la monstrueuse poupée qui ne semble même pas s’apercevoir qu’elle vient de subir un changement de propriétaire. Le véritable monstre, ce n’était sans doute pas Palamède –quoiqu’il ait eu besoin d’une tierce entité pour équilibrer sa vie - ce n’est sans doute pas Bernadette – certes, elle n’a besoin de rien. Le véritable monstre, c’est le couple Emile-Juliette qui ne se rend même pas compte qu’il a besoin d’une ouverture, même minable, sur autre chose que lui-même… Il se complait dans l’erreur du duo éternellement amoureux et autosuffisant… quitte à commettre un crime et à fabriquer une situation monstrueuse, certes, mais pourvu qu’ils ne soient pas seulement deux…
Le chiffre parfait : n’est-ce pas trois ?
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