LECTURES VAGABONDES

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Jean Anouilh : La grotte


Voici une pièce extrêmement complexe et pas forcément très réussie que la grotte de Jean Anouilh parue en 1962 dans les nouvelles pièces grinçantes. Nous sommes au carrefour de nombreuses influences théâtrales : cette pièce s'inscrit en effet à la fois dans le vaudeville, la tragi-comédie et le théâtre moderne directement influencé par Pirandello.

Tout d'abord, l'auteur est omniprésent : il est acteur à part entière et vient régulièrement ponctuer la pièce de commentaires : il n'a pas écrit d'intrigue, il ne sait pas quoi faire de ses personnages, etc… On retrouve bien ici la thématique Pirandellienne de six personnages en quête d'auteur. Mais quelle pièce exactement va-t-on jouer ?

Tout d'abord, il y a un décor hautement symbolique : un espace coupé en deux ; là-haut, c'est là où les nobles vivent, et en bas, c'est l'endroit réservé aux domestiques. La cuisinière, Marie-Jeanne, vient d'être assassinée. Le commissaire est chargé de l'enquête. C'est alors que vont se jouer des scènes sensées se dérouler juste avant le meurtre afin qu'on puisse découvrir le coupable… L'ensemble est volontairement très confus. Il y a Adèle, une servante enceinte d'on ne sait pas trop qui ; un jeune séminariste, amoureux d'elle, mais qui n'ose pas l'avouer. Ce dernier est aussi le fils naturel du comte de la cuisinière ; Léon, le cocher qui s'avérera être le père de l'enfant d'Adèle… Bref, tout ça patine dans des bouts de scènes dialoguées : il faut dire que l'auteur ne sait pas trop où il va lui-même… le second acte fait davantage intervenir les nobles : les personnages se révoltent contre l'auteur qui ne sait leur donner un rôle convenable… Ils préféreraient retourner dans le néant plutôt que d'avoir à jouer cette pièce qui ne va nulle part…

J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à accrocher à la grotte… Je ne suis pas fana du théâtre dans le théâtre façon Pirandello, et ici, on est servi. Cependant, j'ai assez aimé son côté vaudeville début du XXème siècle. Les faces à faces entre les personnages sont souvent intenses, comme toujours chez Anouilh, et on y trouve une satire de la petite noblesse 1900 dont les mœurs sont désormais plutôt bourgeoises. Ainsi, les personnages évoluent dans deux espaces qui ne communiquent pas… mais on apprend que la cuisinière a eu un enfant du comte, qu'elle fut son grand amour… C'est du Zola ; Nana, Pot-Bouille reprennent cette thématique de manière plus approfondie : quand les gens issus de la noblesse et de  la bourgeoisie sont un peu trop bridés par des mœurs puritaines, c'est chez les filles du peuple, réputées plus légères, qu'ils vont soulager leurs ardeurs… et l'amour souvent, c'est là qu'on le trouve, mais il reste muet, on le cache comme une plaie honteuse.

Et puis, il y a le personnage d'Adèle, fille du peuple, violée par le cocher : la cuisinière est chargée de faire passer l'enfant non-désiré… Elle est amoureuse du séminariste, mais par timidité, elle n'ose le lui dire : les scènes où ils sont face à face sont pleines de pudeur et de délicatesse :

Voici le commentaire de l'auteur au sujet de cet amour tragique, l'amour vécu dans la frustration du non-dit. J'aime beaucoup cette tirade teintée de ras-le-bol et de désespoir :

Évidemment, ça ne mène à rien cette scène-là ! A rien du tout. Ils s'aiment, c'est un fait : ça crève les yeux, mais ils n'arriveront jamais à se le dire. Ils ont trop honte tous les deux. Ils sont paralysés. Ils peuvent avoir dix scènes ensemble, tels que les voilà partis, ils ne s'en diront pas plus. Cette petite est engluée de honte depuis qu'elle est toute petite. Et l'autre grande asperge qui avalait sa glotte, qui épongeait ses grandes mains moites, il ne pouvait rien sortir non plus. Ce sont des personnages impossibles ! Impossibles il faut pourtant qu'il y ait une scène d'amour, crénom, dans cette pièce !

Cependant, en ce qui concerne la peinture du peuple, on est souvent dans le mélo sans finesse : de bien pauvres gens, quoi ! Ils travaillent toute la journée à nettoyer la crotte des patrons qui les prennent pour des torchons… La scène où la comtesse veut faire d'Adèle la marraine de son enfant simplement pour rétablir un trait d'union entre ces deux mondes incompatibles est d'un grotesque bien consommé !

Bref, en dehors de l'aspect « vaudeville tragique » et de la beauté du personnage d'Adèle, j'ai eu du mal avec cette pièce qui n'offre aucune intrigue vraiment consistante… et qui, à l'image du décor planté, joue totalement sur la dichotomie noblesse-peuple de manière forcée, lourde, et sans grand intérêt dramatique.

 Je conçois sans doute un peu trop le genre théâtral comme un pur divertissement, et je peine avec les délires intellectualisants et masturbatoires de la modernité. Anouilh, d'habitude, offre un bon compromis entre les deux, mais cette fois, il me semble qu'il a un peu forcé sur la louche décidément trop facile de Pirandello.

Bref, pour moi, la grotte peut rester là où elle est… dans les limbes d'un théâtre réservé à des inconditionnels de soirées mortelles comme la pluie !

Mais il est aussi intéressant de voir comment des personnages livrés à eux-mêmes sur une scène peuvent cafouiller... ça fait penser à la vraie vie, où on fait  souvent plus que cafouiller les uns avec les autres ! mais est-ce que la vraie vie est du domaine de l'art ? Je ne crois pas. Il faut donc que l'art nous emmène quelque part... et Anouilh ne nous emmène nulle part sur ce coup. 

Et puisque les personnages ne sont qu'à l'état d'embryon dans cette pièce, on espère pour Adèle une belle histoire d'amour avec le séminariste... Après tout, il ne suffirait que d'une scène où ils oseraient enfin se parler !  Soyons fous et osons l'imaginer !



14/05/2010
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