LECTURES VAGABONDES

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Yasmina Reza : Art.


Fichtre ! Je sais bien que mes promesses de lecture actuelles portent sur David Foenkinos, Philippe Claudel et Hans Fallada ! Mais je suis tellement fatiguée que j'ai un peu laissé de côté, cette semaine, des romans parfois longs à lire pour me replonger dans le théâtre et cette pièce, assez courte et extrêmement divertissante : Art de Yasmina Reza.

Lever de rideau sur un décor neutre et dépouillé, unique pour toute la pièce, même si on est censé changer d'appartement à différents moments : on est en effet tantôt chez Serge, médecin dermatologue, qui vient d'acquérir pour 200.000 francs un tableau blanc - avec de fins liserés transversaux -  peint par l'artiste Antrios, tantôt chez Marc, ingénieur aéronautique, qui possède un tableau figuratif représentant un paysage vu d'une fenêtre, tantôt chez Yvan, agent dans une papeterie, détenteur d'une « croûte ».

La pièce commence par un désaccord, une incompréhension : Marc reste perplexe devant les raisons qui ont poussé Serge à acheter pour si cher un tableau blanc. Or, ce dernier ne voit pas, lorsqu'il regarde son acquisition, un tableau blanc : il y voit une œuvre géniale et multicolore. Marc s'ouvre à Yvan de ce qui lui semble être une folie, mais Yvan n'a pas d'avis tranché sur la question.

Le début de la pièce se présente donc comme un chassé-croisé entre les trois personnages qui se rendent mutuellement visite pour voir le fameux objet d'art et discuter par devant et par derrière de cette bizarrerie, de cette folie, ou peut-être, de ce simple goût personnel de Serge pour l'art moderne.

Dans la seconde partie de la pièce, les trois personnages se retrouvent pour une folle soirée entre amis… et les choses dégénèrent : le conflit s'installe, va crescendo… n'épargne aucun d'entre eux.

Pourquoi cette pièce est-elle particulièrement intéressante ?

D'abord, parce qu'elle mêle deux influences théâtrales jusqu'alors en total conflit : de par son sujet et les problématiques posées, la pièce s'inscrit dans la lignée du théâtre moderne, dit « intello » et « élitiste » des Ionesco, Beckett, et autres Jean Genet, mais de par la manière de traiter ce sujet et la forme adoptée pour cela, la pièce s'inscrit aussi dans la lignée du théâtre de boulevard, du vaudeville à la Feydeau, Labiche, ou Guitry…. Sauf que les portes qui claquent sont remplacées par des contemplations silencieuses (mais tellement verbales !) du tableau blanc d'Antrios…  Sauf que le trio le mari/la femme/l'amant est ici remplacé par cette fabuleuse triplette masculine : le plutôt snob et moderniste Serge, le plutôt antimoderniste et acariâtre Marc, le plutôt mitigé et fadasse : Yvan. Je dis bien « plutôt » ; car même si à travers ces trois caractères se pose le problème de la dimension socialo-culturelle de l'art, et particulièrement de l'art contemporain, Yasmina Reza pose aussi la question de l'art sur le plan philosophique : qu'est-ce que l'art ? qu'est-ce que le beau ? Quels sont les critères qui permettent de décréter « attention chef d'œuvre », ou de rejeter au rang de croûte une production artistique (soit dit en passant : je crois que je vais virer de ma page d'accueil cette liseuse de Fragonard que je trouve de plus en plus mièvre.)

La question de la frontière entre l'art abstrait et l'art figuratif est également au cœur de la pièce, tout comme l'est celle (que j'ai posée plus haut en termes de fusion) de la frontière et de la séparation entre le théâtre dit élitiste et le théâtre dit populaire.

Enfin, pour être rapide, et sans doute non exhaustive sur l'ampleur de cette pièce - qui peut, à première vue, sembler ne pas payer de mine… (car les dialogues sont d'une simplicité extrême… toute la complexité de l'œuvre n'est pas dans l'écriture immédiate mais dans l'agencement des répliques, dans ce qu'elles laissent implicitement traîner derrière elles….), - pose la question des rapports humains, de leur férocité, de leur tyrannie : la volonté de dominer l'autre, de l'accaparer, de le plier à soi…. est également, au centre de la pièce. Le goût des autres, en somme… Viens ici et goûte-moi, aime ce que j'aime, ce que je suis… l'ensemble, bien entendu, se conçoit  dans un dialogue de sourds ; car l'autre exige de toi la même chose au même moment : « accaparer l'oreille de l'autre !» La grande question des rapports humains disséquée à qui mieux-mieux dans les œuvres de Milan Kundera !  

Et puis, en plus, comme on est au théâtre, et donc dans une certaine proximité des êtres, se dessine toute l'ambigüité de l'amitié masculine… (mais qui pourrait aussi bien  être féminine, après tout…).

Allez, trois, quatre : on goûte ensemble à cette formidable jouissance des rapports humains quand ils se révèlent au grand jour ? Voici un extrait assez paroxystique de la pièce…

 

Marc (à Serge) : Il fut un temps où tu étais fier de m'avoir pour ami… tu te félicitais de mon étrangeté, de ma propension à rester hors du coup. Tu aimais exposer ma sauvagerie en société, toi qui vivais si normalement. J'étais ton alibi. Mais… à la longue, il faut croire que cette sorte d'affection se tarit… Sur le tard, tu prends ton autonomie…

 

Serge : J'apprécie le « sur le tard ».

 

Marc : Et je hais cette autonomie. La violence de cette autonomie. Tu m'abandonnes. Je suis trahi. Tu es un traître pour moi.

 

Silence.

 

Serge : (à Yvan) Il était mon  mentor, si je comprends bien…

 

(Yvan ne répond pas. Marc le dévisage avec mépris. Léger temps.)

 

....Et si moi, je t'aimais en qualité de mentor … toi, de quelle nature était ton sentiment ?

 

Marc : Tu le devines.

 

Serge : Oui, oui, mais je voudrais te l'entendre dire.

 

Marc : … J'aimais ton regard. J'étais flatté. Je t'ai toujours su gré de me considérer comme à part. J'ai même cru que cet à part était de l'ordre du supérieur jusqu'à ce qu'un jour tu me dises le contraire.

 

La pièce Art de Yasmina Reza est selon moi l'une des meilleures produites ces vingt dernières années. Elle interroge l'homme et l'art tout en laissant le spectateur trancher, arbitrer, finalement. Tant il est vrai qu'à la fin de la pièce, on se sent moins complexé lorsqu'on est soi-même un peu perplexe devant les œuvres d'art moderne style Ben. Car si aucune des trois positions vis-à-vis de l'art moderne n'est épargnée par Reza, aucune n'est non plus condamnée… de quoi remettre la question de l'art entre les mains de tous les publics…



14/06/2009
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