LECTURES VAGABONDES

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Eric Reinhardt : Le moral des ménages /Une lecture qui donne le moral !

                Plutôt que de titrer son roman « la paix des ménages », expression convenue qui prouve que ceux-ci sont, la plupart du temps en guerre, Eric Reinhardt a choisi astucieusement de l’intituler Le moral des ménages (paru en 2002 aux éditions Stock). En effet, aujourd’hui, on jauge tout à l’aune de ce fameux moral : que le moral des français se détraque et tout va mal !

                Le roman se conçoit comme une longue diatribe bien acide d’un narrateur – Manuel Carsen – à l’encontre de la vie, de sa médiocrité : les premiers visés – et ceux qui le sont le plus longuement -sont ses parents, français moyens, ménage moyen. Manuel Carsen est aujourd’hui divorcé, père d’une fille, auteur-compositeur-interprète sans succès. Dans cette longue tirade révoltée, Manuel s’adresse à de multiples femmes dont on ne sait quel rôle elles ont tenu dans sa vie ni si elles sont réelles ou fantasmées. Vu leur nombre, nombreuses sont celles qui devraient appartenir à la seconde catégorie.

                Le roman propose, en premier lieu une vision acerbe d’un couple particulier : celui des parents de Manuel Carsen qu’il présente comme le paradigme du couple de français moyens des années 70. Il y a tout d’abord le père, malchanceux et sans caractère. Passionné d’aviation, il voulait devenir pilote dans l’armée de l’air. Mais différentes circonstances l’obligent à abandonner cette carrière pour une autre nettement moins glorieuse : celle d’agent technico-commercial dans l’informatique. Consciencieux, lèche-bottes,  servile, le père est méprisé par tous ses collègues et par ses supérieurs qui lui font subir de nombreuses humiliations, partant du principe qu’à cet individu-là, on peut tout faire sans qu’il bronche. Cette soumission, le père la vit aussi dans son couple. La mère gère tout, même la part de camembert qu’il prend à chaque dîner et ne cesse de lui faire des remontrances sur tout et n’importe quoi. Le pauvre père est, dans tous les domaines, totalement écrasé. Ensuite, il y a la mère. Comme je l’ai dit, la mère est une ménagère qui ne s’occupe que de concret : les gratins de courgettes, le ménage, les courses… A la maison, elle gère tout, même l’argent de poche de son mari, argent qu’il a gagné mais dont il ne peut disposer à son gré. A partir de là, de manière tout à fait plaisante, Eric Reinhardt s’essaye à mesurer l’impact qu’un tel comportement peut avoir sur l’économie du pays. Les ménagères de la Middle Class épargnent, économisent : elles ralentissent la croissance car elles ne consomment que parcimonieusement.

                « Il aurait pu y avoir un encadré consacré à ses habitudes de consommation, une photographie l’aurait représentée dans sa cuisine épluchant des courgettes, vêtue d’une robe de chambre élimée, un économe à la main. L’encadré aurait été titré : Celle par qui la récession économique est arrivée. Ou bien : L’ennemi public de la croissance économique ».

                L’impact de l’attitude du père sur la société est lui aussi mesuré de manière cinglante et méprisante. Cet homme qui passe sa vie à ramper devant tout le monde comme un cafard vote Giscard, comme tous ceux de la Middle Class. Par là, il entretient le système responsable de son asservissement. Je livre ici deux longs extraits qui me paraissent particulièrement savoureux.

                Le premier est centré sur le père :

                « Car eux ! Les patrons ! Neftel ! Laffineuse ! Ils le méprisent ! Ils lui pissent sur la gueule ! Ils l’utilisent pour parvenir à leurs fins ! Et lui, naïf ! Il rampe ! Il leur lèche les pieds ! Ils lui balancent les coups de Weston dans la tronche et il leur dit merci ! Il leur dit « vous inquiétez pas » ! Je comprends ! C’est dans l’intérêt du Groupe ! Non mais je rêve ! On croit rêver ! Et monsieur vote Giscard ! Monsieur défend les intérêts des nantis ! Des fois qu’on voudrait leur nuire ! Pour le cas où les communistes voudraient les nationaliser ! Ou surtaxer leurs bénéfices ! »

                Le second attaque la responsabilité absurde et bête de la Middle class dans le maintien du système capitaliste oligarchique et injuste :

                « Les pauvres français moyens ! La middle class ! Vous êtes le bras armé ! Vous êtes la troupe docile ! Vous êtes la cavalerie décérébrée du libéralisme ! Vous êtes l’instrument ! L’instrument crédule ! Vous êtes le glaive obéissant des libéraux les plus cyniques ! Pour les nantis, la middle class est une aubaine inespérée ! Heureusement qu’ils vous ont ! Au moins, les prolétaires, les ouvriers, leur position est claire ! Mais toi ! Mais vous ! Les contremaîtres ! Les chefs de service ! Les fondés de pouvoir ! Les surveillants ! Les chefs des ventes ! Les secrétaires de direction ! Les comptables d’entreprise ! Tous les cadres moyens ! Vous êtes des volontaires ! Vous épousez avec un zèle ahurissant les principes des nantis ! Vous faîtes vôtres leurs idéaux ! Vous appuyez leurs desseins ! Vous les soutenez ! Si encore c’était pour vous en foutre plein les poches ! Mais non ! Même pas ! Tout ça pour un salaire risible ! Tout ça pour un confort minable ! Un confort qui vous rend heureux ! Votre petite maison ! Vos petites vacances ! Votre petite voiture ! Votre petit magnétoscope ! Vos téléfilms de merde sur Antenne 2 ! »

                Inutile de dire que toute cette haine va marquer à jamais le destin du narrateur Manuel Carsen qui va se construire en opposition avec ce père qu’il méprise profondément. Il refuse de ressembler à cet homme qu’il considère comme un raté et veut échapper à la classe moyenne et à sa médiocrité. Voilà pourquoi il devient artiste et par là même, marginal. Cependant, il devient père, sa fille grandit et considère ce père comme un raté ; en effet, la jeune fille défend les valeurs de la classe moyenne et considère sa grand-mère comme une héroïne. C’est alors qu’Eric Reinhardt passe au vitriol les catégories marginales, celles qui ne sont représentatives de rien mais qui s’érigent en génie, en maître à penser de toute la société. Voilà donc ce que dit la fille de Manuel lorsqu’elle juge son père et le monde artistique dans lequel il s’inscrit :

                « Tes potes de la Kulture, de la musik kintemporaine, ce sont tous des assistés. Ils sont tous financés par le ministère. On les paye royalement pour faire des trucs qui intéressent trente personnes dans tout l’Hexagone. Ça s’appelle l’exception culturelle. L’exception culturelle contre la galaxisation. Faut défendre les marges, qu’ils disent. Faut pas se laisser submerger par les lois du marché, par le raz-de-marée du commerce et des capitaux. Faut défendre notre épicerie contre l’impérialisme des grands trusts, la puissance financière occulte qui dirige le monde. Le monde, qu’ils disent, il est dirigé en sous-main par trente personnes. Eh bien moi, à choisir, les trente personnes, je préfère que ce soient les financiers invisibles, plutôt que les trente types qui vénèrent Tom Salière. L’art, le grand art, l’art véritable, qu’ils te disent, si tu le défends pas artificiellement, il disparaît, laminé par les lois du marché. Eh bien tant mieux ! Qu’on les laisse faire, les lois du marché ! Les lois du marché, c’est comme les lois de la nature. Les plus faibles, les inadaptés, les brontosaures, ils disparaissent, et c’est tant mieux. Au moins, avec ce système, il restera les meilleurs, ceux qui doivent survivre parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ont du talent et qu’ils apportent quelque chose aux gens. Alors que les barjos qui photographient de parkings de supermarché et des éviers de cuisine, ils sont sous perfusion, c’est comme des vieillards en réa, des légumes, ils ont des tuyaux qui leur sortent de tous les organes (…) Et moi je dis, la mondialisation, les lois du marché, le commerce, l’argent, le profit, donner aux gens ce qu’ils réclament, éradiquer les prétentieux qui vivent en vase clos, qui nous font la morale, qui nous disent ce qui est bien, ce qu’on doit aimer, qui s’étranglent sur place quand tu leur dis que tel artiste conceptuel hongrois tu connais pas et tu t’en bats les couilles, c’est comme ça qu’il doit fonctionner, le monde, c’est les lois normales de la nature, je vois pas sous quel prétexte on devrait vous soutenir ».

                Ainsi, le moral des ménages est aussi un roman centré sur le conflit des générations : lorsque nous grandissons, nous ne voulons pas ressembler à nos parents puisque depuis des années, nous avons été au cœur de ce qu’ils sont, nous avons pu apprécier leurs difficultés, leurs petites manies, leurs petites médiocrités : peu à peu, les parents deviennent, à nos yeux, des adultes désacralisés. Voilà pourquoi nous voulons nous inscrire dans un système de valeurs inverses de celles qui ont gouverné la vie de nos parents. Par conséquent, nous pouvons aussi voir dans le moral des ménages, une attaque de tous les systèmes de valeurs, de toutes les idéologies. Chacune peut être tout à la fois attaquée et défendue avec des arguments tangibles car chacune comporte en elle une part de vérité et une part de mauvaise foi.

                Le seul bémol que j’apporterai à ce roman, c’est le portrait implicite du narrateur - Manuel Carsen - qui m’a passablement énervée. Eric Reinhardt a ici sacrifié au stéréotype de l’antihéros moderne : un raté vaguement artiste, vaguement intello. Mais bien entendu, cette médiocrité du héros est très mal assumée par l’auteur qui en fait, à contrario, une bête de sexe alors que la plupart des gens ont une vie sexuelle très moyenne, voire médiocre. Alors pourquoi ne pas aller encore plus loin dans ce sens ? Un vrai looser sexuel, notre Manuel ? Eh bien non. Manuel, c’est Rocco Zifredi. On nage donc en plein dans la convention bobo de la médiocrité revendiquée… mais pas totalement assumée car il faut bien que le héros soit un peu trash. Qui se livrerait à des orgies sexuelles du genre de celles qui peuplent la fin du roman lorsque notre Manuel Carsen se tape deux filles en même temps ? Bien entendu, je sais qu’un roman du XXIème siècle bien comme il faut ne peut se passer de quelques pages de sexe hardcore où il est question de « bites », de « chattes », de « forniquer » etc… Mais peut-être Manuel Carsen a-t-il raté sa vocation artistique ? Le porno lui siérait sans doute mieux que la musique.

                Ainsi, le moral des ménages est un roman vraiment réjouissant, caustique, remue-méninges. Ceci dit, je m’en vais prendre congé de vous car mon gratin de courgettes est bientôt cuit ; Pierre, Paul, Jacques et Alfred, mes quatre ou cinq amants imaginaires m’attendent en…. tandis que moi… et… je dois…encore à faire… et ci… et ça… La vie de française moyenne n’est vraiment pas de tout repos !



28/12/2013
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