LECTURES VAGABONDES

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Eric-Emmanuel Schmitt : La part de l’autre/La part du diable

       

     Dans la postface du roman, Eric-Emmanuel Schmitt s’enorgueillit d’avoir osé écrire un roman sur un personnage détestable de l’Histoire – Hitler – et d’avoir tenté de l’expliquer, de le comprendre. Si les romans qui prennent Hitler comme personnages foisonnent – désolée, Emmanuel ! – peu tentent effectivement de rendre sympathique le Führer du IIIème Reich. Alors, La part de l’autre tient-il sa promesse ? Le roman paraît en 2001 aux éditions Albin Michel.

 

         Dans La part de l’autre, Eric-Emmanuel Schmitt part de la minute qui, selon lui, a changé le monde. Ce curseur, il le place au moment où Hitler est recalé par le jury de l’académie des Beaux-Arts de Vienne, en Autriche, académie dans laquelle le jeune Hitler voulait entrer afin de devenir artiste-peintre. Nous sommes en 1908, le 8 octobre. Dès lors, Eric-Emmanuel Schmitt distingue deux personnages : Hitler, le recalé, qui deviendra l’homme politique qu’on connaît tous, et Adolf H, jeune prétendant à la gloire artistique, tout juste reçu à l’académie des Beaux-Arts de Vienne.  Si l’histoire d’Hitler est connue, celle d’Adolf H, son alter ego, est totalement fictive et mérite qu’on s’y attarde car c’est elle qui offre un autre éclairage sur le Führer et sur l’Histoire. A peine reçu aux Beaux-Arts, Adolf H se lie d’amitié avec deux étudiants, comme lui, à l’académie de peinture : Bernstein et Neumann. Juste le temps de faire une analyse avec le docteur Freud qui le guérit de sa névrose, d’enchainer quelques histoires d’amour et de sexe, et c’est la guerre 14-18 qui cueille la jeunesse d’Adolf et interrompt pour quatre ans son parcours artistique. Adolf est propulsé sur le front en tant que chair à canon. Bernstein, le plus doué des trois, trouve la mort à la fin de la guerre. Adolf, quant à lui, a été blessé et soigné par sœur Lucie, avec laquelle il renouera plus tard. Après la guerre, il part en France et se lie aux mouvements dadaïste puis surréaliste qui se développent alors : il intègre l’école de Paris. Là, il rencontre son grand amour surnommée Onze-heures-trente, une jeune artiste peintre, comme lui. Mais le destin va interrompre cette belle lancée : Onze-heures-trente meurt de la tuberculose et Adolf rentre en Allemagne où il décide de renoncer à la peinture pour devenir professeur. L’élève dans lequel il croit le plus se prénomme Heinrich et Adolf va l’aider à décoller. En effet, désormais, ses œuvres s’arrachent à prix d’or. Il épouse Sarah Rubinstein, créatrice de parfums, de confession juive ; de cette union naîtront deux jumeaux, Rembrandt et Sophie. Le pauvre Adolf ne trouvera jamais grâce aux yeux de son beau-père puisqu’il n’est pas juif ; ce dernier, par ailleurs, défend les thèses sionistes. Certes, il y aura bien, à l’époque, une petite guerre entre la Pologne et l’Allemagne ; en jeu, les frontières allemandes et les territoires qu’elle a perdus à la fin de la Grande Guerre, du fait du traité de Versailles. L’Allemagne sort victorieuse de cette guerre et devient la première puissance économique mondiale tandis que sa culture rayonne aux quatre coins du monde. Un jour, l’univers d’Adolf bascule : Heinrich, le jeune peintre génial dont il était le mentor, le trahit en couchant avec sa fille, Sophie, âgée seulement de 13 ans. Désormais, entre les deux hommes, le torchon brûle et Heinrich salit le nom de son professeur. Après des années où sa peinture tombe dans l’oubli, puis d’autres au cours desquelles elle revient sur le devant de la scène, désormais établi aux Etats-Unis, Adolf H s’éteint, le 21 juin 1970.

 

           On voit donc à quel point l’itinéraire d’Adolf H et celui d’Adolf Hitler se font échos tout en s’écartant l’un de l’autre. Là où l’un reste dans la normalité, et suit un parcours honorable, l’autre se livrera au culte du martyre, se prenant pour un génie incompris et terminera dans la folie paranoïaque. La différence entre les deux tient à peu de choses : une minute, certes, mais aussi des circonstances : la guerre 14-18, le traité de Versailles, la montée du nationalisme et la crise de 29. Ces circonstances, dans l’épopée d’Adolf H, sont d’ordre privé et non d’ordre historique. A la crise de 29 correspond, dans l’histoire d’Adolf H, la mort d’Onze-heures-trente, son grand amour, qui fera basculer sa vie d’artiste-peintre puisqu’il deviendra alors professeur de dessin.

          On voit aussi à quel point, dans l‘histoire d’Adolf H, Éric-Emmanuel Schmitt s’est amusé avec l’histoire d’Hitler et ses possibles. Ainsi engendre-t-il deux jumeaux : la très banale Sophie ou le très génial Rembrandt. Quant à Heinrich, il devient une sorte d’artiste monstrueux qui vitupère des insanités et des jugements arbitraires sur l’Art. On pense ici immédiatement à Hitler et à une autre figure à moustaches du IIIème Reich : Heinrich Himmler, grand admirateur du Führer mais aussi celui qui l’a le plus monstrueusement trahi.

          Ainsi, La part de l’autre propose une vision du monde sans Hitler et ce afin d’indiquer tous les ravages que cet homme a provoqués. Sans Hitler, le monde aurait été plus paisible ; le mouvement sioniste n’aurait eu aucune raison de se développer car le peuple juif aurait échappé à la Shoah et n’aurait pas été considéré comme peuple martyre auquel le monde doit réparation ; et puis, l’Allemagne serait restée fière et puissante car non ruinée et non asservie par les clauses de paix issues de la seconde guerre mondiale.

          Cependant, le roman développe surtout la première partie de la vie d’Hitler – la véritable - et celle d’Adolf – son alter ego fictif – elle se montre beaucoup plus rapide sur la seconde partie de ces deux vies et se contente d’en donner les grandes lignes. Ainsi, le roman parait-il un tantinet déséquilibré. Certes, ce déséquilibre rend plus sensible la précipitation des événements et du drame de la seconde guerre mondiale, mais il donne aussi l’impression que l’auteur est un peu à bout de souffle. Ceci s’explique par le fait qu’avant le IIIème Reich, il y a matière à roman - car Hitler n’est pas encore Hitler, et il y a donc un potentiel romanesque à exploiter (comment ce monstre a-t-il pu se former ?) – après le IIIème Reich, l’auteur se retrouve dépourvu de matière : le vrai Hitler s’est suicidé, le monde continue de tourner sans lui et seul son funeste héritage demeure.

          Cependant, La part de l’autre se lit avec avidité parce qu’Hitler est un personnage passionnant par essence. Sa vie - qu’on connait déjà tous plus ou moins - est ici bien racontée dans sa dimension historique, politique, mais aussi psychologique. Il n’est pas montré tout de suite de manière effrayante et antipathique : c’est avant tout un homme névrosé, qui tait ses névroses. Il a subi la domination d’un père violent. Il n’aura quasiment pas de sexualité parce que, pense-t-il, il a fait le don de lui-même à l’Allemagne. Quant aux femme qu’il a connues, il leur a fait du mal et certaines se sont suicidées (c’est le cas de sa nièce, Geli Raubal). Il ne réussira pas à percer en tant qu’artiste, devra se résoudre à peindre des cartes postales et connaitra la rue. Persuadé d’être un génie incompris, son antisémitisme n'est pas immédiat. Ce n’est qu’après la guerre, qu’il se rend compte que nombreux sont les généraux de confession juive qui l’ont dirigée et c’est alors qu’il adopte les thèse de Schönerer. A partir de la rédaction de Mein Kampf, dans les années 20, il devient inquiétant. Quand il perd la seconde guerre mondiale, ce n’est plus qu’un personnage pathétique, physiquement décrépit, psychiquement fou.  

          Enfin, Eric-Emmanuel Schmitt explique aussi Hitler de manière philosophique, angle de vue original et intéressant ; selon lui, Hitler n’a pu exister que parce qu’il était un homme qui n’a jamais douté de lui et je termine donc sur cette réflexion de l’auteur :

 

« Un homme certain, c’est un homme armé. Un homme certain que l’on contredit, c’est dans l’instant un assassin. Il tue le doute. Sa persuasion lui donne le pouvoir de nier sans débat ni regret. Il pense avec un lance-flammes. Il affirme au canon ». 



07/08/2022
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