David Szalay : Ce qu’est l’homme/Ce qu'est ce roman : un chef d'oeuvre
Voici un titre qui pourrait paraître bien prétentieux, puisqu’il prétend faire le tour de la question de la nature humaine en 500 pages ! Pourtant, eh bien, avouons-le, David Szalay réussit le tour de force d’en dire beaucoup sur la tragi-comédie de la vie à tous ses âges. C’est un véritable régal de lecture que Ce qu’est l’homme qui paraît en 2018 aux éditions Albin Michel.
1 – Simon et Ferdinand, 17 ans, voyagent à travers l’Europe. C’est d’abord à Berlin qu’ils atterrissent mais tandis que Simon rêve de son grand amour inaccessible, Karen Fielding, Ferdinand recherche des amourettes sans lendemain. Il faut dire que Simon est un doux rêveur qui aime la musique classique et la littérature tandis que Ferdinand ne pense qu’à sortir, à fumer des joints, à s’amuser. A Prague, la logeuse en pince pour Simon et voudrait bien coucher avec lui. Mais c’est Ferdinand qui conclura. Dans le train qui les emmène à Vienne, Simon se demande s’il a eu raison de faire la fine bouche tandis que Ferdinand dort comme une souche, exténué par la nuit torride qu’il vient de passer.
2 – Alors qu’il vient juste d’être embauché par son oncle dans entreprise qui vend des fenêtres, Bernard se fait virer car il veut déjà prendre des vacances. Avec son copain Baudouin, il devait se rendre à Chypre pour des vacances d’une semaine ; mais c’est seul qu’il se retrouve à Protaras, dans l’hôtel miteux du Poséidon. Il passe son temps comme il peut, entre les bars et la piscine de l’hôtel Vangelis. Là, il rencontre deux femmes très grosses : la mère, Sandra, et la fille – encore plus grosse que la mère – Charmian. Après une déconvenue, il couche avec Charmian et s’étonne d’avoir tellement envie d’elle. Le lendemain, il se tape la mère, Sandra, qui veut essayer un amant tellement vanté par sa fille. Sensuellement comblé, le jeune homme jouit de la mer et du soleil de Chypre ; c’est peut-être là le bonheur.
3 – Gabor et sa petite amie, ainsi que Balasz quittent Budapest pour Londres où une mission les attend. Peu à peu, on découvre qu’Emma – dont Balasz est amoureux – est une actrice X et qu’elle est à Londres pour y effectuer des passes en temps qu’escort-girl. C’est Zoli qui joue les entremetteurs. Balasz tente de se rapprocher d’Emma et va jusqu’à tabasser un client dont elle se serait plainte. Vu les problèmes consécutifs à cette bagarre, Balasz est remercié. Dans un bar, il remarque la beauté d’une serveuse…
4 – Karel est professeur de philologie germanique. Parti de Londres pour livrer un 4/4 en Pologne, il traverse l’Europe du Nord et se souvient d’amours passées. En Allemagne, il retrouve sa petite amie Waleria, qui lui apprend qu’elle est enceinte. Karel souhaite qu’elle avorte car tous deux ont des ambitions professionnelles incompatible avec le souci d’une vie de famille. Par ailleurs, Karel n’est pas sûr d’aimer suffisamment Waleria pour s’engager avec elle. Lorsque la jeune femme déclare qu’elle veut garder l’enfant, le couple décide d’aller faire une promenade. Est-ce une métaphore de la route qu’ils vont désormais tracer ensemble ?
5 – Kristian travaille dans un journal à scandale danois. Lorsqu’il apprend que le ministre de la défense, Edvard Dahlin entretient une liaison avec une femme mariée appelée Natasha Ohmsen, il prend l’avion pour Malaga où séjourne le ministre afin de l’interviewer et de mettre les choses au point avec lui. Ce dernier souhaite protéger sa vie privée, mais avec des requins comme Kristian, impossible ! Notre journaliste n’est pas prêt à renoncer au scoop, surtout qu’il vient d’apprendre que la maîtresse du ministre est enceinte, qu’elle va se faire avorter… Avec son assistante, Elin, il planifie la sortie et la chronologie des différents numéros livrant les révélations de la liaison adultérine du ministre. De retour au Danemark, Kristian se rend compte que lui aussi, il a une famille, que lui aussi, a eu une liaison extraconjugale avec Elin, son assistante… Mais la vie passe si vite ! Il faut penser au travail !
6 – James travaille dans l’immobilier. Il se rend dans les hautes Alpes où l’attendent de nouveaux chalets à vendre et Paulette qui va le guider dans les lotissements. Il doit voir le produit avant de chercher des amateurs. Certes, il n’est pas très emballé par ce qu’il voit : du bas de gamme qui sera difficile à vendre et risque de ne pas séduire une clientèle friquée. James se noie dans diverses rencontres avec financeurs, entrepreneurs, acheteurs. Il admire le paysage et y voit déjà tous les programmes immobiliers qui pourraient y voir le jour. Il ne profite pas de l’occasion qui se présente à lui : Paulette et lui ne sont pourtant pas indifférents l’un à l’autre. De retour à Londres, James pense à ses enfants, à sa femme dont il envisage de se séparer, et puis à son boulot.
7 – A l’occasion de la mort de sa mère, Murray retrouve ses frères et sœurs avec lesquels il ne se sent pas forcément très à l’aise. De retour chez lui, en Croatie, la vie reprend, déprimante. Murray a un ami, Hans-Pieter, qui entame une liaison avec Maria, sur laquelle notre « héros » avait des vues. Cependant, sans se décourager, Murray continue sa chasse à la femme idéale. Il se prend râteau sur râteau. Côté finance, il s’est lancé dans un investissement qui tourne mal : son associé, Blago a filé en Allemagne avec l’argent du projet. Bref, c’est la décadence. Sa dernière chance est d’aller voir une voyante capable d’annuler la malédiction qui, veut-il croire, le frappe.
8 – Aleksandr pense au suicide. Il est vrai que vu de là, sur ce yacht qu’il possède et qui l’emmène à travers la méditerranée vers Corfou ou Monte-Carlo, rien ne va plus. Sa femme, Ksénia, veut le divorce et a des prétentions financières exorbitantes. Par ailleurs, son avocat, Lars, lui apprend qu’il est ruiné, ou presque. Aleksandr se souvient d’une vie trépidante où l’argent n’était pas un problème car il coulait à flots. Désormais, il ressent la solitude et la finitude. Décidément, la tentation du suicide est grande.
9 – Tony vit à Argenta, en Italie. A 73 ans, il ressent le vieillissement et l’angoisse qui lui est lié. Le signe le plus perceptible de cet état de fait, c’est qu’il a du mal à conduire son automobile. D’ailleurs, il est victime d’un accident lors d’une virée en voiture. Sa femme, Joanna, qui vit loin de lui, vient lui tenir un peu compagnie. Le relais est assuré par Cordelia, sa fille. Mais la seule présence au quotidien qui existe pour lui, c’est celle de Claudia, la femme de ménage. Tony se souvient de son attirance pour les hommes, attirance qu’il n’a jamais réussi à assumer mais qui a mis la pagaille dans son couple. Cependant, il a un petit-fils, Simon ! Poète ! On se souvient de la première histoire, et la boucle est bouclée.
Ce qu’est l’homme est une œuvre fascinante, à mi-chemin entre le roman et le recueil de nouvelles puisqu’il est composé de neuf histoires d’hommes, croqués sur en bref moment de leur vie, neuf histoires qui nous emmènent aux quatre coins de l’Europe puisque ces neuf personnages ont comme caractéristique commune de se trouver en voyage, loin du lieu d’attache de leur existence. Par ailleurs, les neufs récits sont classés de manière chronologique, selon l’âge croissant des personnages ; le plus jeune, héros du premier récit, a 17 ans, le plus âgé, héros du dernier récit, a 73 ans.
Ainsi, le voyage apparaît comme l’un des fils directeur du roman, qui le structure de manière signifiante, puisque ce moment où l’on est détaché des contingences quotidiennes sert souvent à faire le point ; par ailleurs, le voyage peut aussi être compris comme une métaphore de la vie, cheminement entre la naissance et la mort ; d’ailleurs, pour certains récits, David Szalay utilise la référence éculée aux saisons - l’automne, par exemple, pendant lequel se déroule le récit correspondant à l’âge déclinant du personnage qui en est le centre.
Les trois récits qui ont comme personnages principaux les hommes les plus jeunes traitent de la question du désir amoureux, des femmes lorsque rêves et réalités s’entrechoquent et que les idéaux et les illusions se perdent peu à peu. On ne couche pas avec les femmes qu’on désire, mais avec celles qui se trouvent sur son chemin et qui s’offrent. Bien plus, ce n’est pas forcément avec celle qu’on veut qu’on fait un enfant. Bref, en amour, c’est malheureusement l’occasion – un savant mélange de bon moment et de circonstances favorables qui n’ont rien à voir avec ce dont on a tellement rêvé - qui fait le larron. Cependant, l’amertume n’est pas encore au rendez-vous car une certaine légèreté liée à la jeunesse fait que le tragique de ces histoires d’amour s’efface vite de la mémoire des personnages.
Puis, vient l’âge mûr, désolant. On pense bien plus au travail qu’à autre chose et si, dans sa jeunesse, on passe à côté de l’amour, à l’âge adulte, on passe à côté de la vie. D’autant plus que les personnages qui sont en jeu dans ces deux récits dédiés à la force de l’âge, exercent des activités laides, féroces, agressives, qui consistent à violer la vie privée d’autrui ou à saccager un paysage alpin pour y construire des chalets bas de gamme. Désormais, les sentiments sont mis de côté et les femmes passent au second plan.
Enfin, vient l’heure de la vieillesse, marquée par la décadence physique et intellectuelle. Désormais has been, nos « héros » se sont transformés en loosers ; et la chance, le succès dans toutes leurs entreprises font défaut et sont remplacés par des tentatives avortées, empreintes de désillusion. Peu à peu, la peur de la mort, la solitude, le questionnement sur la vie avec, en ligne de mire, l’idée qu’on a échoué et qu’il faut se faire une raison… et même ce questionnement final est impossible à mener à terme, tant les choses sont fluctuantes ; d’ailleurs, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’agitation qui nous empêche de faire un point définitif sur une existence qui pourtant se termine.
Avec Ce qu’est l’homme, David Szalay nous offre un grand moment de littérature. Si les récits sont menés de manière grinçante et non dénuée d’humour, l’ensemble fait preuve d’une lucidité corrosive et très sombre. On se sent interpelé par Ce qu’est l’homme car on ne peut quitter ce roman sans se poser cette question : et si, Ce qu’est l’homme racontait la vie d’un seul personnage ? D’un seul homme ? Et par conséquent, de moi ? de toi ? lecteur !
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