LECTURES VAGABONDES

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Annie Ernaux : l’événement / un roman-événement


Voici un très beau livre que l’événement écrit par Annie Ernaux et publié en 2000 aux éditions Gallimard. Sujet difficile que l’avortement dans les années 60. Pari tenu pour Annie Ernaux qui trouve ici le ton juste pour parler d’une expérience intime.

Car l’événement n’est autre que le récit d’un désarroi face à une grossesse non désirée, à une époque où le choix de l’avortement est impossible car hors-la-loi. Cependant, Annie Ernaux ira jusqu’au bout de sa décision. Elle ne veut pas d’un enfant. Pas maintenant. Pas avec P, cet homme qu’elle a fréquenté comme on fréquente des hommes à 20 ans lorsqu’on est étudiante. Elle ira voir une faiseuse d’anges, quitte à y laisser la vie.

Autant dire tout de suite que j’ai adoré ce récit très court, mais très intense d’une expérience vécue et mal digérée par Annie Ernaux. L’événement est sans doute l’une des œuvres les plus féministes jamais écrites. Bien sûr, elle prône pour la légalisation de l’avortement… quel scoop pour une loi déjà passée dans les mœurs depuis belle lurette. Cependant, je n’ai jamais eu l’impression d’être face à une thématique démodée.

Pourtant on est bien dans les années 60, et le parfum de cette époque émane plein pot de ce récit, ce qui fait son charme un peu désuet parfois… des noms de films, surtout, des choses de la vie quotidienne de cette époque-là, sont évoqués constamment et nous rappellent qu’avorter dans les années 60, ce n’est pas comme avorter aujourd’hui. A cette époque-là, c’est un crime, une chose obscure… pour ça, il faut aller voir des gens pas très fréquentables, dans une arrière-cour, des gens qui œuvrent sans trop de précautions hygiéniques, des gens qui ont souvent des compétences limitées en la matière. Mais tant pis, on n’a pas vraiment le choix.

Ce que j’ai aimé également, dans ce récit, c’est cette volonté d’Annie Eranux de coller au plus près à l’événement. Ainsi, point d’atermoiement sur l’enfant qui va mourir, sur la vie à peine née qu’on va tuer… cette problématique est pour plus tard. Pour l’instant, la seule préoccupation, c’est se débarrasser d’un truc qu’on ne peut, ni ne veut assumer seule, à un moment où il faut avant tout forger son avenir. Il n’y a aucun égoïsme là-dedans : simplement, la revendication féministe de pouvoir jouir de son corps et de son esprit en toute liberté. Pourquoi Annie Ernaux serait-elle plus à blâmer que P ? Car le père de l’enfant, c’est le moins qu’on puisse dire, ne fait pas grand-chose pour aider celle qu’il a mise enceinte. Il la laisse se débrouiller seule avec le résultat d’ébats qui ont pourtant eu lieu à deux.

Est-ce à dire qu’Annie Ernaux n’a aucun cœur ? Que l’enfant qu’elle tue la laisse indifférente ? Je pense que si c’était le cas, elle n’aurait pas écrit l’événement. La sensibilité de l’auteure se laisse lire à demi-mot… On pourra arguer du fait que l’œuvre est crue, voire impudique. Je dis que l’essentiel n’est pas clairement dit. L’essentiel, il est dans l’évocation rapide de ce fœtus qui pend entre les jambes de l’avortée et sur lequel elle discerne un petit pénis. Il est dans ce besoin de retour dans la rue où l’événement a eu lieu, avec l’espoir que quelque chose va se produire… Tout ça, c’est le signe d’une douleur mal digérée, d’une culpabilité mal assumée. Et c’est là que l’œuvre devient pleinement féministe. Il ne s’agit pas ici d’hurler à qui veut l’entendre que les femmes ont le droit de disposer de leur corps comme elles le veulent… Il s’agit de témoigner d’un événement terrible qui laisse des traces dans l’âme et peu importe qu’on soit dans les années 60. Avorter est certes devenu légal, mais ce n’est toujours pas, et ça ne sera jamais bénin pour une femme. C’est là la différence avec un homme qui ne vit pas la procréation dans son corps. C’est là aussi que l’œuvre devient intemporelle : l’événement, ce n’est pas seulement l’histoire d’une fille enceinte dans les années 60.

Alors certes, on évalue bien le chemin qui a été fait par les femmes depuis 50 ans… Aujourd’hui, la contraception enlève bien des soucis aux hommes et aux femmes… quant à l’avortement, il est légal, il se pratique en hôpital, en toute sécurité. Cependant, le livre n’évoque quasiment pas cette conquête qui, peut-être, pour celle qui a subi ce traumatisme, n’en est pas une. C’est juste un pis-aller… la douleur et la culpabilité, rien ne permet de les avorter. Non, l’avortement n’est pas un acte anodin.

Et puis, il y a dans cette œuvre, la revendication du plaisir et du désir. Oui, les femmes veulent faire l’amour avec les hommes qui leur plaisent. Non, elles ne veulent pas payer le prix fort pour ça. Je dois avouer que même aujourd’hui, l’idée n’est pas encore pleinement reçue par tous. Les reliquats moralistes ont la vie dure… J’avoue que toute féministe que je suis, je crois à l’amour et je suis incapable de désirer un homme rencontré dans une boîte de nuit… Il me faut le temps de me forger un beau rêve et quelques fantasmes… qui finiront peut-être par s’écrouler très vite, mais ça, c’est une autre histoire ! Annie Ernaux semble avoir besoin de beaucoup moins de rêveries pour passer à l’acte et je pense que son attitude est très saine : elle évite les désillusions et les cristallisations finalement inutiles pour si peu. Voilà pourquoi, je pense que l’événement est un livre résolument moderne, un livre que les hommes et les femmes devraient lire de concert pour mieux s’entendre et se comprendre… Un livre qui ne laisse pas indifférent, en tout cas.



02/06/2010
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