Annie Ernaux : Journal du dehors / regarde dehors et regarde en toi.
« Notre vrai moi n’est pas tout entier en nous (Jean-Jacques Rousseau) ».
C’est par cette citation de Jean-Jacques Rousseau que débute le roman d’Annie Ernaux, Journal du dehors, paru en 1993 aux éditions gallimard. Il y aurait beaucoup à dire sur cette citation très bien choisie pour illustrer l’œuvre… Mais si je commence, je ne sais pas quand je pourrais initier mon article. Alors, pour le résumé, je laisse parler Annie Ernaux qui nous a fait la gentillesse d’une quatrième de couverture très explicite sur ses intentions quant à : Journal du dehors :
« De 1985 à 1992, j’ai transcrit des scènes, des paroles, saisies dans le R.E.R., les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis. Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l’époque et des gens qu’on croise juste une fois, dont l’existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur. (Annie Ernaux) ».
Il ne me reste plus qu’à développer un peu les choses, car effectivement, le roman se présente sous la forme d’une suite de scènes décousues – classées par ordre chronologique - dont le point commun est de se passer dehors : c'est-à-dire dans la ville, du côté d’inconnus sans visage. Mais à travers ce portrait cubique d’une ville nouvelle se dessine la personnalité d’Annie Ernaux : elle exprime ce qui la révolte, ce qui l’amuse, ce qui l’interpelle, ce qu’elle ne comprend pas. Bref, à toutes les pages, c’est Annie Ernaux qu’on croise.
D’abord, il y a l’auteure qu’on connaît à travers les œuvres qu’on a déjà lues : originaire d’une famille modeste, elle est interpelée, par fois dans la rue, par des phrases, des mots qui se disent chez les « prolos » (je mets le mot entre guillemets pour Lucie : je tiens à souligner que je viens moi-même d’un milieu « prolo » au cas où ce mot indisposerait quelqu’un) : « si c’était un gosse, on lui donnerait une claque ! ». La phrase qui tue ! Maman, pardonne-moi. On sait qu’Annie Ernaux a avorté dans les années 60, qu’elle aime faire les boutiques de fringues… Bref, Annie Ernaux relève des scènes qui la ramènent à son moi profond : je renvoie ici à Jean-Jacques Rousseau : à chaque coin de rue, c’est soi-même qu’on croise si on veut bien décrypter les choses qui nous retiennent et celles qu’on laisse fuir.
Ensuite, on découvre ce qui révolte l’auteure : principalement, la pauvreté, l’injustice sociale, quand elle est à ce point flagrante :
« Publicité en ce moment partout sur les ondes, une voix d’homme persuasive sur fond de musique planante : « Bienvenue dans le monde de RHÔNE –POULENC, un monde de défi, etc….
Dans la rame de métro, un homme demande une pièce ou un ticket-restaurant : « Je suis au chômage. »
Ou encore, ce qui la met mal à l’aise : un homme qui montre son sexe dans le métro sans demander d’argent, par exemple.
Il y a ce qui l’amuse franco, ce qui la fait rire jaune ; un exemple :
« Allez, rentre à la maison ! L’homme dit cela au chien, tête basse, rasant le sol, coupable. La phrase millénaire pour les enfants, les femmes et les chiens. »
Et puis, il y a l’intellectuelle : celle qui réfléchit sur l’émotion suscitée par les choses qu’elle entend, qu’elle voit ; j’ai aimé ce passage qui me correspond aussi :
« La chanson première au « top 50 », c’est « viens boire un p’tit coup à la maison – y’a du rouge, y’a du blanc du saucisson – y’ a Mimile et son accordéon. » Première impression : « comment les gens qui aiment cela pourraient-il un jour écouter Mozart ? » Aujourd’hui, j’ai trouvé cet air tout à fait gai, il me semblait que c’était dimanche, il fait beau, les amis vont venir. Cette chanson où l’ont dit que «les bonnes femmes sont arrivées, elles ont mis le Pernod sous clé, elles ont crié plus fort que nous » reflète la vie réelle d’un grand nombre de gens et ne paraît horrible qu’à ceux qui n’ont jamais vu les femmes enlever les bouteilles de la table en disant : « vous avez assez bu ». Ils supporteraient une chanson décrivant – dénonçant – le mode de vie Pernod-Saucisson, ils ressentent comme un affront celle qui revendique joyeusement, avec allégresse même, la convivialité populaire ».
On ne renie pas ses origines et il est terriblement décomplexant de lire chez une intellectuelle comme Annie Ernaux que les paroles de « Viens boire un p’tit coup à la maison » lui parlent plus qu’une sonate de Mozart. Il y a du vécu dans les paroles de cette chanson et Annie Ernaux a le courage de dire qu’elle préfère ça à la description nauséabonde des pauvres de Brel : « ces gens-là » ?… Trop ambigu pour les petites cervelles que nous sommes ! Les grands schleus… la soupe, l’autre qui louche et qui a des poux, meussieur ! Bof… Il y a un regard bourgeois condescendant derrière tout ça, monsieur Jacques Brel (même si votre chanson est très belle aussi).
Et puis il y a des scènes où Annie Ernaux s’essaye à la fresque, notamment dans sa peinture des supermarchés : chacun, dans son coin, vaque à ses petites occupations comme autant de petites mécaniques absurdes : impression de solitude et de tristesse un peu folle.
Il va sans dire que j’ai adoré ce roman très original d’Annie Ernaux. Se retrouver au dehors ! Une idée de génie ! Mais ce qui me désole, c’est qu’une fois qu’on a pigé le principe du livre, on s’en désintéresse : ce roman est plus un concept de roman qu’un véritable roman. Ma critique est sans doute dure, mais pour l’atténuer, je dirais quand même qu’Annie Ernaux joue aussi sans le vouloir sur la mise en abîme. Annie regarde la ville et moi, je regard Annie qui regarde la ville : et je me retrouve ou non en elle. Car les scènes décrites, on les a tous vues : on est tous allés au supermarché, on a tous vu des caissières énervées, des coiffeuses « fashion victim » qui découvrent des lentes dans les cheveux d’une cliente… Et alors ? Et bien, ma réaction à moi n’est pas forcément toujours celle d’Annie Ernaux. Je peux, moi, être excédée par des situations qui ont amusé Annie Ernaux. Là est l’intérêt du roman, selon moi. S’interroger soi-même face aux scènes évoquées : se confronter à l’auteure. Et puis faire de même : ce matin, sur l’autoroute, en allant travailler, j’ai saisi des visages, des morceaux de vie de gens qui conduisaient leur voiture et qui me doublaient. C’est incroyable, cette vie de petites mécaniques qui tournent comme des folles sur elles-mêmes, sans jamais se toucher ! me suis-je dit…
Alors, toi, qui passes sur ce blog, lis ce livre, et ensuite, tu ne sortiras jamais plus de chez toi en te disant : il ne se passe rien derrière mes vitres car tu auras envie de vraiment regarder dehors et ensuite, de regarder en toi, et de jouer avec ce va-et-vient vertigineux entre toi et le monde.
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