LECTURES VAGABONDES

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Amélie Nothomb : Le voyage d’hiver/ Un voyage délicieusement pervers !

Je conçois bien qu’à la sortie de l’hiver, on n’ait pas envie d’y retourner. Ceci dit, ce n’est pas moi qui vous emmène en voyage hivernal, c’est la facétieuse Amélie Nothomb qui, une fois de plus, se joue de son lecteur avec une délicieuse perversité dans Le voyage d’hiver, roman paru en 2009 aux éditions Albin Michel. 

Zoïle s’apprête à commettre l’irréparable : aéroport Roissy-Charles De Gaulle /8 heures 30. Dans quelques heures, l’avion dans lequel il va monter sera détourné et explosera sur la tour Eiffel : ainsi Zoïle en a-t-il décidé. Pourquoi ce geste fatal ? Qu’est-ce qui a conduit Zoïle à tant de haine ? Pour le savoir, il faut remonter au début de l’hiver : Zoïle, qui travaille à EDF et s’occupe d’aider les personnes mal-chauffées, se rend dans l’appartement glacial d’Aliénor Malèze, écrivaine qui vit avec la jeune et ravissante Astrolabe, son assistante de tous les moments ; car, chose incroyable, Aliénor est débile : autiste, monstrueuse, elle devient géniale dès qu’il s’agit de pondre un texte. Très vite, Zoïle tombe amoureux d’Astrolabe ; cependant, la jeune femme refuse de quitter d’une semelle Aliénor, ce qui se rend toute intimité impossible. Un jour, Zoïle propose aux deux femmes de partir en voyage : il se procure des champignons hallucinogènes et les voilà partis pour un trip dans l’Antiquité au cours duquel Zoïle tentera vainement de posséder Astrolabe : celle-ci s’est changée en statue de pierre. C’est ainsi que la haine pour celle qu’il ne peut avoir conduit Zoïle à vouloir détruire la tour Eiffel qui a la forme de la lettre A, initiale d’Astrolabe. A la fin de l’hiver, fidèle à la révélation qu’il a eue au terme de son trip d’hiver, Zoïle prend l’avion ; destination finale : le célèbre monument.

Encore une fois, Amélie Nothomb, dans le voyage d’hiver, nous gratifie d’un savoureux conte cruel sur les rapports de l’écrivain à ses personnages, à ses lecteurs, à ses critiques et autres philologues.

L’écrivaine, ici, c’est Aliénor, et c’est un monstre autiste, toute enfermée qu’elle est dans le monde qu’elle crée. Petit clin d’œil, au passage à Amélie Nothomb elle-même dont l’initiale du prénom est la lettre A. A l’écrivaine est totalement asservie Astrolabe, prénom littéraire s’il en est puisqu’Astrolabe est la fille d’Héloïse et d’Abélard. Astrolabe symbolise donc le personnage littéraire, totalement dépendant de l’écrivain qui lui donne la vie, la mort et qui dirige tout ce qui existe entre deux. Voilà pourquoi Astrolabe ne peut se détacher de l’écrivaine Aliénor. Enfin, Zoïle est le prénom d’un philologue et critique antique qui a passé sa vie à démolir l’œuvre d’Homère. Zoïle tombe amoureux du personnage qui dépend d’Aliénor, mais cet amour est impossible car Astrolabe n’a aucune vie autonome et se transforme en œuvre d’art impénétrable dès que notre héros tente de la toucher. C’est alors qu’on retrouve le thème cher à Amélie Nothomb : la perversité de l’amour liée à la pulsion destructrice. En l’occurrence, ici, détruire l’œuvre d’art en forme de A : la tour Eiffel. On notera également le sérieux coup de griffe d’Amélie Nothomb aux critiques littéraires qui jugent, glosent, critiquent, et parfois, assassinent les œuvres des écrivains…

Ceci dit, rien n’est aussi noir et blanc que je l’ai dit ; Aliénor, Amélie, Astrolabe renvoient à la lettre A : celle qui initie l’alphabet, qui le fonde : après elle, viennent toutes les autres lettres à la tête desquelles elle trône superbement. Nous sommes dans l’univers de la création dans lequel toutes les lettres font la ronde autour de la lettre initiale qui dispose d’elles et mène leur danse. Zoïle renvoie à la lettre Z, celle qui ferme l’alphabet : elle est sa porte de sortie. Le monde de la philologie, de la critique littéraire, se trouve ainsi rejeté du monde de la création littéraire : Zoïle et Astrolabe sont séparés par l’ensemble de l’alphabet. Cependant, ils sont si proches, en même temps ! Ils sont l’alpha et l’oméga, l’un ouvre la danse, l’autre la ferme. Ils bouclent la boucle comme l’anneau et le fermoir d’un bracelet. Voilà pourquoi les relations entre ces deux univers sont si passionnelles, faites d’attirance et de haine à la fois.

Et bien entendu, on retrouve l’humour d’Amélie Nothomb, qui n’hésite pas à faire de l’écrivaine un monstre débile, vorace, repoussant, à l’image de Bernadette Bernardin dans Les Catilinaires. Drôle d’autoreprésentation ! Coup de griffe à la sacro-sainte image de l’éminent écrivain, intellectuel trônant dans l’éther, tel un magnifique Albatros (tient, encore un A) aux Ailes (fichtre !) déployées.

Quant au rôle des champignons hallucinogènes dans les délires littéraires des uns et des autres… très drôle ! Qui n’a jamais lu de ces lectures michonesques dont on se demande ce que le lascar a fumé avant de prendre la plume ! Quant à la philologie, merci bien ! A écouter des universitaires gloser pendant des heures sur l’importance de la virgule dans tel vers de Racine, on se dit que ces champignons hallucinogènes-là, il vaut mieux les éviter.

Ainsi, c’est qu’il y en a, des voyages périlleux en hiver dans ce roman de Nothomb : entre l’histoire d’amour impossible, aussi mordante pour le cœur que le froid pour les petites mimines recroquevillées dans les gants, histoire d’amour qu’on peut lire comme telle, le voyage symbolique dans l’univers de l’écrivain et de ses comparses, le trip sous champignons hallucinogènes, et le fameux dernier voyage dans l’avion…. Attention à ne pas se crasher!

 



12/04/2014
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