LECTURES VAGABONDES

  Quel plaisir que cette relecture du roman d’Alison Lurie : Conflits de famille. Roman corrosif et encore tellement d’actualité ! Il a paru en 1990  aux éditions Rivages pour la traduction française. Mais Alison Lurie l’a écrit en 1974.

          Nous sommes à Corinth, dans l’état de New York. Rien ne va plus chez les Tate. Erica ne supporte plus ses deux enfants, Jeffrey et Matilda, désormais adolescents revêches, et le couple qu’elle forme avec son mari Brian, professeur de sciences politiques à l’université de Corinth, s’enfonce dans la routine et l’absence de  dialogue. Erica a cependant une amie et confidente, Danielle, désormais divorcée de Leonard, son époux. Un jour, Erica découvre l’infidélité de Brian ; il a une liaison avec une de ses étudiantes : Wendy Gahagher. Erica somme son époux de rompre, ce qu’il ne fait pas vraiment, car bientôt, Wendy déboule chez elle en pleurnichant : elle est enceinte de Brian et veut avorter. Etrangement, Erica prend la jeune fille sous son aile et souhaiterait que Brian l’épouse et assume ses responsabilités de père. Voilà pourquoi elle se sépare de son mari qui continue à faire pression sur Wendy pour qu’elle avorte. La jeune fille obtempère, ce qui désole Erica. De son côté, Erica renoue avec un ami qu’elle a connu alors qu’elle était étudiante. Il se fait appeler désormais Zed et tient une petite librairie ésotérique crasseuse qui a beaucoup de succès auprès des étudiants : la librairie Krishna. Amoureux depuis toujours d’Erica, Zed entame avec elle une sorte de liaison basée sur la complicité. Cependant, lorsqu’il s’agit de coucher avec elle, il reste impuissant. Un jour, il décide de quitter Corinth car il est en proie à une crise existentielle. De son côté, Brian est désormais seul. Wendy, de nouveau enceinte, est partie avec un garçon de son âge et nourrit le projet d’intégrer une communauté hippie. La voie est libre pour qu’Erica et Brian se réconcilient.

          Conflits de famille est un roman bien corrosif, comme je les aime. Il est en effet bien ancré dans la société des années 70 et ses enjeux, notamment le conflit entre hommes et femmes et leurs rapports bouleversés par la libération de ces dernières.

          Tout d’abord, nous avons Brian, un professeur de sciences politiques. Il  se veut ouvert d’esprit, à l’écoute de la jeunesse contestataire qui remet en cause les principes du patriarcat. Cependant, Brian est en réalité un gros macho qui s’ignore : il sort avec une jeune étudiante qui tombe enceinte de lui et refuse d’assumer cette paternité. Quoi de plus traditionnellement ancré dans les mœurs que ce schéma-là ? Par ailleurs, il est l’ennemi juré du professeur Dibble, un de ses collègues particulièrement réactionnaire et opposé à la contestation des années 70, mais dans le conflit qui oppose ce dernier aux étudiantes féministes, Brian va montrer sa vraie face : celle d’un machiste qui s’ignore, aussi immonde que le professeur Dibble.

          Erica, de son côté, est emportée malgré elle dans les tourments féministes de ces années-là. Son amie Danielle est divorcée et elle-même se sépare de son mari, mais à la fin du roman, on pressent que le couple qu’elle formait avec Brian va se reformer. Par ailleurs, Erica est engluée dans les tâches ménagères. Certes, elle souhaite travailler mais puisque son mari refuse cette idée, elle obtempère et reste à la maison. Bref, la tempête des années 70 n’aura pas réussi à déraciner un couple aussi conventionnel que celui de Brian et Erica qui aura finalement vécu une libération peu concluante puisque son histoire avec Zed n’aboutira pas et qu’elle n’aura connu au lit qu’un seul homme : Brian.

          Il faut dire que le pauvre Zed n’est pas bien viril. En perpétuelle quête du grand chemin vers une spiritualité accomplie, il se rend compte qu’il n’arrive pas à se détacher des contingences matérielles. Il est englué dans des problèmes métaphysiques qui collent à cette jeunesse des années 70 qui part sur les chemin de Katmandou. 

Par ailleurs, le roman dresse le portrait d’une jeunesse agressive sur ses principes féministes. Ainsi, la guerre des Tate dépasse-t-elle le conflit d’un couple banal puisqu’elle s’inscrit dans la guerre des sexes, guerre exacerbée par le féministe des années 70. Cette jeunesse et aussi en quête de spiritualité et d’un nouveau mode de vie qui trancherait avec celui basé sur le patriarcat.             Ainsi, le portrait de l’étudiante type des années 70, Wendy, est-il assez ambigu car la jeune fille est surtout paumée : elle s’entiche d’un homme plus âgé qu’elle, par ailleurs son professeur : quel conformisme ! Par ailleurs, elle veut maintes et maintes fois quitter Corinth mais ne s’y résout jamais. Elle finit par se laisser tenter par les idéaux des années 70 et s’embarque dans un trip communautaire. Bref, entre ces deux schémas, difficile de trouver sa propre voie.

          Ainsi, Conflits de famille offre une peinture corrosive de cette jeunesse des  années 70, une jeunesse en pleine errance, une jeunesse qui se perd dans des recherches qui n’aboutissent pas. Si cette jeunesse rêve à plus d’égalité entre les hommes et les femmes, en réalité, elle ne fait que déclarer une guerre violente entre les sexes parce qu’elle s’arc-boute sur des principes qu’elle érige de manière dictatoriale. Malheur à ceux qui ne sont pas féministes !

          Certes, le roman écorne tous les idéaux des années 70 mais les principes du patriarcat auxquels ces derniers s’opposent sont aussi malmenés et l’opposition entre ces deux partis génère des contradictions qui sont singulièrement mises en lumière par Alison Lurie.

          Bref, Conflits de famille, c’est un roman qu’on lit avec une certaine nostalgie car il nous plonge au cœur des années 70 mais plus que jamais, il est d’actualité car le féminisme est devenu, aujourd’hui, une véritable dictature.