LECTURES VAGABONDES

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Steve Sem-Sandberg : Les élus /Roman élu et réélu

          Après avoir éminemment apprécié Les dépossédés qui traite du ghetto juif de Lodz pendant la seconde guerre mondiale, me voilà à nouveau de retour dans un roman de Steve Sem-Sandberg qui, pour le coup, a reçu le prix Médicis étranger 2016 : Les élus paraît en France cette année-là aux éditions Robert Laffont collection Pavillons.

 

          Nous sommes à la veille de la seconde guerre mondiale à Vienne, dans l’hôpital psychiatrique du Steinhof remanié. Le Spiegelgrund abrite des enfants atteints de malformations diverses aussi bien physiques que cérébrales. Là vit un jeune orphelin nommé Adrian Ziegler. Là travaille une jeune infirmière nommée Anna Katschenka. Si le roman s’attache plus particulièrement à ces deux personnages, nous allons en croiser beaucoup d’autres qui hantent

cet hôpital soit comme patients, soit comme soignants. Depuis l’avènement du nazisme en Autriche, une politique d’hygiène raciale est mise en place et vise particulièrement tous ceux qui souffrent de troubles mentaux ou physiques qui les rendent difformes. Au Spiegelgrund, ce sont des enfants et des adolescents qui font les frais de ces nouvelles directives qui viennent du führer lui-même : ceux qui sont inaptes au travail, ceux qui sont incurables, ceux qui font injure à la race aryenne doivent être « traités », c’est-à-dire éliminés. Lors des tournées d’inspection, les docteurs Jekelius, Illing, Gross pour ne citer qu’eux, glissent dans la bouche des « élus » - les condamnés à l’euthanasie – un bonbon qui envoie directement les enfants ainsi désignés à l’entresol du pavillon 15 où ils reçoivent l’injection létale. Cependant, la vie ailleurs dans l’hôpital n’est pas toute rose ! Les enfants sont victimes de maltraitances et même de sévices de la part des infirmières et de l’ensemble des « schwesters ».

 

          Le roman Les élus plonge le lecteur dans le quotidien froid et inhumain du Spiegelgrund du début à la fin de la guerre. L’ensemble est suivi d’extraits d’entretiens, de bribes de dossiers médicaux ou encore de fragments de discours écrits et prononcés pour réhabiliter la mémoire des « élus ». Cette partie tente de répondre aux questions : qui est coupable ? qui doit être condamné ? Comment réhabiliter la mémoire et l’honneur des oubliés de la Shoah ?

          Par ailleurs, Les élus, c’est un roman complexe qui fait se croiser de nombreux personnages au sein du Spiegelgrund. Cependant, deux grandes figures – Adrian Ziegler et Anna Katschenka - se détachent de ce concentré d’existences fantomatiques qui s’agitent dans les dortoirs et les couloirs de l’asile. En effet, si Steve Sem-Sandberg nomme précisément toutes les personnes qui hantent les lieux, celle-ci se confondent les unes avec les autres et forment un ensemble assez uniforme ; ceci est particulièrement vrai pour les « sœurs », « schwester » – ainsi nomme-t-on les infirmières - entre Schwester Mutsch, Schwester Demeter, Schwester Kleinschmittger ou encore Schwester Katschenka, c’est la même froideur, la même intransigeance ; elles exécutent consciencieusement les ordres, même les plus extrêmes, comme des robots.

          Quant aux enfants, c’est un défilé de souffrances, de difformités et de maltraitances : l’une des plus horribles consiste à plonger l’enfant nu dans une baignoire remplie d’eau glacée puis de le draper dans des serviettes mouillées avec interdiction de bouger pendant au moins deux heures : c’est ce châtiment qui sera infligé à Jokerl, suspecté d’avoir volé une douille à l’infernal Pototschnik. Certains enfants se suicident lorsqu’ils sentent que le pavillon 15 les attend : Julius Becker s’enfonce une paire de ciseaux dans le ventre. Certains sont là parce qu’ils sont « d’origine inférieure » : c’est le cas d’Adrian Ziegler dont les médecins soulignent qu’il est d’origine tzigane. A travers son destin, nous allons parcourir divers secteurs et pavillons hospitaliers – le pavillon des idiots (pavillon 17), l’entresol du pavillon 15, le Bunker destiné à corriger les enfants difficiles, entre autres - mais aussi – car Adrien s’évade deux fois de l’hôpital - plonger dans une ville marquée par la seconde guerre mondiale : Vienne. La première évasion est de courte durée : seul dans une ville inhospitalière, Adrian est repris par l’institution. La seconde fois sera la bonne mais, contraint à se livrer à des activités illicites – vol de charbon – il est envoyé en prison. C’est là d’ailleurs qu’il passera une partie de sa vie, comme si l’intégration sociale après avoir vécu l’horreur de la ségrégation nazie, était tout bonnement impossible.

           Le second personnage-phare du roman, c’est l’infirmière Anna Katschenka recrutée par le docteur Jekelius après une dépression qu’il a soignée. D’ailleurs, des liens troubles et amoureux les unissent. Avec Anna, le roman présente les bourreaux chargés d’exécuter les ordres du führer en ce qui concerne l’hygiène raciale. Tous également froids, médecins et infirmières considèrent les enfants comme des cas cliniques intéressants à observer, y compris dans et après la mort, puisqu’une grande collection de bocaux contenant des organes humains provenant des victimes a été retrouvée après la guerre. C’est en donnant une sépulture décente à ces restes humains qu’on a tenté de rendre leur dignité humaine à ces enfants victimes du nazisme. Anna Katschenka sera auditionnée plusieurs fois dans les procès destinés à condamner les bourreaux nazis. Jamais elle n’obtiendra sa réhabilitation.

          Je m’arrêterai là en ce qui concerne la présentation de ce prodigieux roman de Steve Sem-Sandberg dont je peine à faire le tour tant il est touffu et complexe. Difficile de ne parler que de quelques personnages quand tous nous ont touchés ou horrifiés. Il en est de même des questions multiples et étroitement imbriquées qu’il soulève.

          On l’aura compris, Les élus est un roman incontournable et inoubliable. A cet égard, Les dépossédés était déjà à lui seul un monument dressé dans la littérature consacrée à la mémoire des victimes du nazisme. Désormais, il a un sérieux concurrent.

 



11/06/2018
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