LECTURES VAGABONDES

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Roland Dorgelès : Les croix de bois / Croix de fer pour les soldats de 14

   

    C’est presque devenu un rituel ou un rendez-vous incontournable sur ce blog : à l’approche du 11 novembre et des commémorations de l’armistice de la grande guerre de 14-18 signée ce jour-là en 1918, je propose un roman lié à ce sujet. Cette année, nous allons plonger au cœur du vécu avec ce roman-témoignage que Roland Dorgelès, engagé volontaire en 1914, fait paraître en 1919 aux éditions Albin Michel et qui s’intitule Les croix de bois.

 

          Nous sommes en plein milieu de la grande guerre de 14-18, dans un endroit peu marqué sur la ligne de front : peut-être en Champagne, dans les Ardennes, ou encore dans l’Artois. Nous allons partager le quotidien d’une escouade quelconque de laquelle émergent plusieurs noms : le ch’ti Broucke, Sulphart, Lemoine, Fouillard, Bouffioux – qui s’arrange pour ne jamais monter au front : il est actuellement cuistot pour les biffins qui se trouvent là – et puis, il y a aussi le jeune Gilbert Demachy, tout juste arrivé qui se lie de sympathie avec le narrateur, Jacques Larcher. Le récit commence par des considérations légères. Certains ont participé à la grande Retraite ou encore à l’épopée de la Marne mais à l’endroit où l’escouade se situe désormais, tout semble plutôt calme. Les hommes savent que bientôt, il devront monter au front mais pour l’instant, ils pensent à rire, à manger et à dormir. Bientôt, ils se retrouvent dans les tranchées, pris sous le feu dans un vacarme assourdissant sur le mont Calvaire. Et là, surtout, les hommes entendent un bruit souterrain : les boches sont en train de creuser des galeries sous les tranchées pour y déposer des mines et faire sauter la ligne de front française. Cantonnés-là, les hommes attendent…. Peut-être la relève viendra-t-elle à temps ? Tant pis pour ceux de la relève… ils seront peut-être eux-aussi, relevés à temps. Ce qui est sûr, c’est qu’à un moment ou à un autre, il y aura une escouade qui sautera. Ce ne sera pas celle où officie nos hommes qui, une vingtaine de minutes après avoir quitté le boyau, laissant la relève prendre leur place, assistent à l’explosion de la tranchée. Et puis il y a les longues marches exténuantes lorsque les soldats changent d’endroit. Ils sont dans la boue, sous la pluie, dans le froid, accablé par le poids de leur sac. Aussi, quel bonheur lorsqu’enfin on peut se coucher et dormir, même à la dure ! Plusieurs fois, l’escouade montera au front, livrera des batailles dans des endroits incongrus comme un cimetière. A la fin de la guerre, peu d’entre eux seront encore en vie et la liste des morts est longue : Bréval, Vairon, Fouillard, Noury, Bouffioux – même lui n’a pas survécu lorsqu’il a dû céder sa planque et monter au front – Broucke, le jeune Demachy… d’autres. 

 

          Avec Les croix de bois, Roland Dorgelès signe un roman qui prend aux tripes. Inexorablement, il a vécu la Grande Guerre et son témoignage a des relent de vérité et de sincérité lorsqu’il relate toute l’horreur qui s’étend sur les tranchées, mais aussi la camaraderie si spéciale qui lie ces compagnons d’armes qu’on surnomme les poilus.

          Ainsi, le roman commence sur un ton léger, et c’est petit à petit qu’on s’enfonce au cœur de l’horreur. C’est au bout de plusieurs dizaines de pages qui présentent l’ambiance au sein d’une escouade au repos qu’on pénètre au cœur du feu, là où, à droite et à gauche, devant et derrière, explosent les obus, les bombes, les tirs de mitrailleuses et la terre. Dans ces scènes qui nous emmènent au cœur de la folie meurtrière, le lecteur n’a aucun repère ; il vit la scène en focalisation interne, telle que le poilu l’a vécue. Ainsi n’a-t-il aucune vue d’ensemble de ce qui se trame sur le champ de bataille ; il a la sensation oppressante d’être dans un univers surnaturel où il perd tous ses repères spatio-temporels ; et partout, il y a la mort et les morts. Parmi ces derniers, il y a ceux qu’on réussit à récupérer, ceux qui restent dans le no man’s land et qui y pourrissent, ceux qui meurent seuls dans la boue, ceux qui agonisent à quelques mètres de leur tranchée, sans qu’on puisse les évacuer et qui gémissent toute la nuit ; enfin, il y a ceux qui meurent dans les bras d’un copain, mortellement blessés et atrocement mutilés. Il y a ce soldat qui n’a plus de bras et qui court entre les bombes, sur le champ de bataille, espérant s’en sortir quand même.  

 

          « Cette meute de feu nous cerne. Les croix broyées mous criblent d’éclats sifflants… Les torpilles, les grenades, les obus, les tombes même éclatent. Tout saute, c’est un volcan qui crève. La nuit en éruption va nous écraser tous… Au secours ! Au secours ! On assassine des hommes ! » 

 

          Pourtant, au cœur de l’horreur, les hommes parviennent à vivre et même à rire : ils ont développé un certain sens de la fatalité et une partie d’eux est résignée.

          De plus, dans Les croix de bois, les personnages sont assez peu indifférenciés car il s’agit, ici, de rendre hommage à tous les poilus qui sont morts ou se sont battus durant cette horrible guerre. Ainsi, on rencontre des humbles - ils parlent le patois de leur région ou encore l’argot parisien et Roland Dorgelès respecte leur parole en la livrant telle quelle ; certaines remarques de tel ou tel personnage sont donc incompréhensibles pour le lecteur qui n’est pas initié à ces parlers-là. On rencontre aussi des biffins plus éduqués… mais finalement, peu importe le statut social des personnages engagés dans cette boucherie de 14-18 car il sont désormais et avant tout des biffins. Certes, globalement, ils sont plutôt issus du peuple mais chaque poilu peut se retrouver dans le profil de tel ou tel personnage. En tout cas, toutes les catégories sociales et tous les âges sont représentés.

          De la même manière, les lieux où ont lieu les batailles ne sont pas déterminés :  on se trouve  quelque part sur le front ; d’ailleurs, pourquoi vouloir localiser quoique ce soit ? Partout, c’est la même boucherie.

Ainsi, au cœur de l’horreur, Roland Dorgelès évoque aussi la vie ruinée de ces hommes dont le sacrifice est total et ultime : certains savent déjà que leur femme s’est remariée ou qu’elle les trompe ; d’autres ont reçu des blessures qui les rendent impotents et dont ils souffriront encore lorsque la guerre sera terminée et oubliée par ceux qui n’y auront pas participé.

          Reste que ce témoignage, très court, au demeurant, regorge de pages de toute beauté où la plume de Dorgelès, frappée par la grâce, prend des envols lyriques qui nouent la gorge, qui émeuvent et prennent aux tripes.

          Voilà pourquoi, enfin, je laisse la parole à Roland Dorgelès pour terminer la critique de cet article que je lui consacre :  

 

          « Je songe à vos milliers de croix de bois, alignées tout le long des grandes routes poudreuses, où elle semblent guetter la relève des vivants, qui ne viendra jamais faire lever les morts. Croix de 1914, ornées de drapeaux d’enfants qui ressembliez à des escadres en fête, croix coiffées de képis, croix casquées, croix des forêts d’Argonne qu’on couronnait de feuilles vertes, croix d’Artois dont la rigide armée suivait la nôtre, progressant avec nous de tranchée en tranchée, croix que l’Aisne grossie entraînait loin du canon, et vous, croix fraternelles de l’arrière, qui vous donniez, cachées dans le taillis, des airs verdoyants de charmille, pour rassurer ceux qui partaient. Combien sont encore debout, des croix que j’ai plantées ? 

Mes morts, mes pauvres morts, c’est maintenant que vous allez souffrir, sans croix pour vous garder, sans cœur où vous blottir. Je crois vous voir rôder, avec des gestes qui tâtonnent, et chercher dans la nuit éternelle tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient. » 



07/11/2021
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