LECTURES VAGABONDES

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Patrick Modiano : Dora Bruder/Dora et les autres

   

    Il y a longtemps que je voulais lire du Modiano. C’est chose faite. Bonne chose ? C’est ce que nous allons voir avec ce roman : Dora Bruder, paru en 1997 aux éditions Gallimard.

 

          Difficile de résumer un roman de Modiano. Il semblerait que l’auteur refuse la posture romanesque. Il procède comme un enquêteur qui aurait bien du mal à raconter quoique ce soit sur son sujet : Dora Bruder, une jeune juive en fugue, qui, lorsqu’elle est retrouvée, sera déportée avec son père le 18 septembre 1942. Il faut dire que les documents qu’il trouve sont peu nombreux et le temps a passé depuis la disparition de Dora Bruder. Tout commence avec un article trouvé dans un vieux Paris-Match datant du 31 décembre 1941 ; il s’agit d’un avis de recherche concernant Dora Bruder, une fugueuse. Aussitôt, le narrateur se retrouve projeté dans un quartier de Paris qu’il connait bien : le XVIIIème, boulevard Ornano.  L’enquête commence par les parents de Dora Bruder : Ernest Bruder, d’origine autrichienne, un légionnaire invalide qui a combattu principalement en Afrique du Nord, et Cécile Burdej, hongroise. Tous deux juifs… mais ce n’est, pour eux, pas plus qu’une catégorie dans laquelle on les classe. La promenade emmène le narrateur dans ce quartier où a vécu Dora Bruder, particulièrement l’école du Saint-Cœur de Marie, pensionnat catholique : peut-être Ernest et Cécile ont-ils mis leur fille dans cette institution pour ne pas attirer l’attention. Aujourd’hui, ce pensionnat n’existe plus. Cette fugue de Dora Bruder reste mystérieuse et indique un caractère rebelle ; le narrateur se souvient que lui aussi, il a fugué lorsqu’il était lycéen. Sur une fiche, il découvre que 6 mois après sa fugue, Dora a été internée au camp de Drancy – le 13 aout 1942 ; auparavant, elle avait été incarcérée à la prison des Tourelles. Le narrateur découvre également plusieurs mains courantes qui concernent des fugues et des arrestations ou incarcérations de la jeune fille tandis que des registres, notamment celui de la prison des Tourelles, font apparaître son nom parmi d’autres. Une arrestation, le narrateur en a connu une, avec son père, au début des années 60. A Drancy, Dora a retrouvé son père, interné à Drancy depuis le 19 mars 1942 :

 

« Tous les deux, le père et la fille, quittèrent Drancy le 18 septembre, avec mille autres hommes et femmes, dans un convoi pour Auschwitz ».

 

          Comme je l'ai dit au départ, Patrick Modiano refuse le statut de romancier et se glisse dans celui d'enquêteur pour réaliser une grande œuvre sur la déportation. Pour ce, il fait parler les fiches, les registres, les mains courantes. Autour du nom de Dora Bruder gravitent d’autres noms. C'est alors que le narrateur élargit son intérêt ; Dora Bruder ne parle pas seulement de Dora Bruder, mais aussi de tous ceux qui, comme elle, ont connu les persécutions administratives et policières de cette période appelée l'Etat Français. Les noms alors se croisent sur le papier comme les êtres se sont croisés dans la réalité. Et c'est bien là le grand roman qui colle au plus près de la déportation, qui lui donne sa voix la plus juste et la plus claire. Nous sommes face à une liste de noms dont on ne sait rien sauf que les personnes qui les ont portés ont vécu à telle adresse et sont parties un jour vers l’inconnu. Leur vie, elle restera inconnue.

          Et effectivement, de Dora Bruder, on apprend bien peu de choses. Les traces qui restent d'elle sont ténues et froides. Il n'y a rien d’humain dans toute cette paperasse administrative, dans ces notes dactylographiées, dans ces avis de recherche.

             Alors, Patrick Modiano cherche à faire parler les lieux. Mais là encore, il se heurte au silence. Depuis l'Occupation, les lieux ont bien changé : des bâtiments ont été détruits, d'autres les ont remplacés. Les lieux ne parlent pas ou si peu. Pour se figurer un peu mieux ce que devait ressentir Dora et les autres déportés, Modiano tente de croiser certaines bribes de leurs itinéraires avec le sien ou avec celui de son père. Mais ni l'époque, ni le contexte, ni les personnes ne correspondent.

          Bien sûr que j'ai aimé ce roman de Modiano qui évoque, à travers Dora Bruder, tous ceux qui ont disparu dans les wagons plombés de la déportation. Il ressuscite leurs traces d'une très belle manière, en leur laissant leur part d'anonymat et leur part de mystère. Et pour le lecteur, ce livre laisse une étrange impression, comme celles qu'on peut avoir lorsqu'on se promène dans un grand cimetière et qu'on regarde les noms et les dates sur les tombes.

          Entre ces deux dates, qui, quoi ?   



18/09/2022
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