Laura Kasischke : A suspicious river / Une rivière qu’on dévale à 100 à l’heure
On peut dire que je l’ai dévalée à toute vitesse, la suspicious river ! Il faut dire qu’avec ce premier roman, Laura Kasischke nous régale. Ce dernier s’intitule donc A suspicious river ; Laura Kasischke l’a écrit en 1996, mais il ne parait qu’en 1999 en France aux éditions Christian Bourgeois.
La jeune Leila travaille comme réceptionniste au Swan Motel, dans la ville de Suspicious river, ville qui porte le nom de la rivière qui coule derrière le motel et où vivent des cygnes. Pour gagner plus d’argent, elle se prostitue et accorde des faveurs sexuelles aux clients du motel. Il faut dire qu’elle n’éprouve pas grand-chose pour son mari, Rick, qui, après avoir été bedonnant, ne cesse de maigrir. Un jour, se présente au motel un certain Gary qui la gifle violemment pendant leurs ébats tarifés. Leila, mystérieusement, ressent une certaine excitation en pensant à la violence de Gary et bientôt, tombe amoureuse de lui. Lorsqu’un second client la violente, Gary revient vers elle et jure de la protéger. Mais il semblerait que l’intention de Gary soit de monnayer les faveurs de Leila et d’en tirer un profit personnel ; bref, d’être son maquereau. Leila se laisse entrainer et effectue des passes pour Gary. Elle semble mystérieusement indifférente à ce sort. Pire, elle semble l’accepter, se laisser couler vers lui. Il faut dire que la jeune fille est traumatisée par des visions morbides. Enfant, elle a vu sa mère, Bonnie, se donner à son oncle Andy, tandis que son père était sur les routes à vendre du détergent. Et puis, un jour, alors qu’elle a d’autres amants, l'oncle Andy la poignarde et la petite Leila trouve sa mère étalée sur le lit couvert de sang. L’affaire a fait scandale dans les journaux de Supicious river. Adolescente, elle tombe enceinte de Rick et subit un avortement qui tourne mal : Leila ne pourra jamais avoir d’autre enfant. Malgré cela, Rick l’épouse. Peu après, Jack, le père de Leila décède d’une crise cardiaque et c’est alors que commencent les visions de Leila. Un jour, Gary emmène Leila loin du motel et la conduit dans une maison où une chambre l’attend pour se prostituer ; devant la porte de cette chambre, un soir, les hommes font la queue. L’un d’entre eux a un couteau et Leila se jette sur cette lame qui l’atteint à la gorge. Elle se dirige vers la rivière et là, alors qu’elle est poursuivie par Gary et d’autres hommes qui veulent se débarrasser d’elle, elle agonise, assaillie par de multiples visions.
A suspicious river est un roman dérangeant qui provoque le malaise. En effet, il présente une femme qui se prostitue et, qui accepte mystérieusement de se laisser avilir par un homme, de se laisser souiller, battre par lui. Leila suscite l’énervement du lecteur. On a envie qu’elle réagisse, mais elle semble prise dans un engrenage fait de visions qui la dépassent et qu’on n'explique pas. A ce comportement, l'auteure ne donne pas de raisons. Cependant, côté homme, Gary, son amant, suscite le dégoût.
Mais pourquoi A suspicious river provoque-t-il autant ce malaise ? D'un part, Laura Kasischke ne propose pas d'explications à ces comportements humains. Elle donne à voir une femme qui semble tout accepter des hommes et qui se tait. Elle donne à voir cette femme, Leila, qui est la narratrice de sa propre histoire, mais qui jamais ne livre une pensée construite et éclairante. Elle se contente de décrire ce qu’elle observe et ce qu’elle voit, plaçant le lecteur dans la position de voyeur. Ainsi Leila évoque-t-elle des couleurs, une trace de pas dans la neige, un vélo d’enfant abandonné... Tous ces détails donnent au roman une poésie sombre et violente, faite d’impressions déroutantes et de visions hallucinées. Dans ce récit, la nature est omniprésente et se conçoit comme une force de vie et de mort, qui va son cycle, indifférente au reste. Elle est l’écrin dans lequel les hommes s’agitent.
Cependant, comme souvent chez Kasischke, l’explication des névroses est suggérée par le passé de Leila : sa mère a de nombreux amants et meurt égorgée par un homme sur un lit. Leila veut rejoindre sa mère et elle est obsédée par la mort, par la souillure sexuelle. On retrouve la couleur blanche, obsession de la pureté, omniprésente. C'est aussi la couleur de la mort : le froid, la glace, la neige et le cygne qui s’envole comme un ange dans le ciel. Cette pureté est souvent souillée par la vie et ses manifestations : là, par exemple, des traces de pas souillent la blancheur de la neige. Le rouge est aussi omniprésent et il symbolise aussi la mort car il est la couleur du sang. Leila veut rejoindre sa mère dans la mort et subir la même mort. Egorgée, dans un lit. Mais le lit où elle trouve la mort la rend aux éléments naturels : Leila meurt près de l’eau qui coule, entrainant des charognes et de la pourriture ; cependant, elle purifie aussi la terre, l’herbe. D'autre part, au moment de sa mort, c'est l'aube et le soleil se lève. Enfin, la mort, c’est un homme qui doit la lui donner. Et pour se l'acheter, cette mort, elle se prostitue et fait payer les hommes. Tous sont ainsi liés et complices dans la mort de Leila.
Avec A suspicious river, Laura Kasischke signe encore une fois un roman envoûtant, qui flirte souvent avec le fantastique. Elle propose le portrait touchant d'une femme fragile éborgnée par les hommes, une femme qui se place dans la lignée d'une mère elle aussi malmenée par les hommes. A un moment où on ne parle que des violences faites aux femmes de manière simpliste, ce roman propose une vision complexe et qui complexifie ce problème.
A découvrir aussi
- Tom Rob Smith : Enfant 44 /Number one !
- Edgar Hilsenrath : Nuit/Nacht und… inoubliable
- Robert Merle : La mort est mon métier/Totalement mortel !
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 38 autres membres