Joseph Connolly : Jack l’Epate et Mary pleine de grâce / Epatant !
J’ai déjà pu apprécier le talent de Joseph Connolly en lisant Vacances Anglaises, une savoureuse comédie sentimentale et sociale. Mais je dois dire que j’ai été vraiment très surprise en lisant Jack l’Epate et Mary pleine de grâce, paru en 2007 aux éditions Flammarion. C’est en effet un roman très différent du premier, car bien loin de sa légèreté ironique. Avec Jack l’Epate et Mary pleine de grâce, on plonge en effet dans la noirceur d’un Londres en guerre, un Londres à feu et à sang, un Londres où tous les destins individuels sont bouleversés et parfois basculent.
1938 : Jack et Mary s’aiment et mènent une petite vie paisible avec leur fils, Jérémy. Certes, ils ne roulent pas sur l’or : Jack est manœuvre et travaille dur pour Mr Plough qui lui fait miroiter un avenir plus rose ; il souhaite en effet, à terme, s’associer avec le jeune ouvrier. Cependant, la guerre éclate et tout est chamboulé. Mr Plough décide de changer d’affaire et licencie Jack. Aux abois, ce dernier décide de rencontrer Nigel Wisely, sur le conseil de son ami Jonny. C’est alors que commence la grande vie pour notre héros. Nouvel appartement luxueux, beaux costumes, belle voiture… Comment Jack fait-il pour gagner tant d’argent ? C’est la question que se pose Mary car son époux reste très mystérieux sur ses nouvelles activités. Pour la jeune femme, la vie n’est pourtant pas vraiment rose : elle a dû se séparer de Jérémy, son fils, envoyé à la campagne sous prétexte de le protéger. Et puis, lorsqu’elle tombe enceinte pour la seconde fois, Jack lui ordonne d’avorter. Mary s’exécute, mais reste traumatisée par cette expérience. Elle décide donc d’aider les femmes qui ne peuvent garder leur enfant en pratiquant des avortements clandestins gratuits… et puis avec elle, pas de leçon de morale humiliante : Mary est douce et compréhensive. Petit à petit, nous découvrons l’ampleur de la tâche menée par Jack : sous les ordres de Nigel Wisely et accompagné par son ami Jonny, il se livre à toutes sortes de trafics et de rackets : faux papiers qu’il fait payer cher, trafic d’alcool, racket chez les commerçants juifs, vols chez les particuliers au moment des alertes à la bombe. Cependant, son frère, Alfie, s’est engagé dans l’armée et revient blessé : une jambe en moins. Jack décide de prendre son frère sous son aile, contre le gré de Nigel Wisely qui ne souhaite pas intégrer à son équipe un homme doté d’une patte folle. C’est alors que tout bascule, une nuit. Une affaire qui tourne mal et Alfie qui se fait pincer par les flics. Jack décide de jouer les fortes têtes et d’aller récupérer son frère au commissariat. Hélas, il ne sera pas de taille face au brigadier Eales : il balance le nom de Nigel Wisely. Dès lors, c’est la descente aux enfers. Jack sait qu’il doit disparaître… Cependant, il lui faudra, avant cela, découvrir qui a fait foirer sa vie… Chut ! Et puis, après la guerre, revenir et tenter de récupérer Mary qui est sur le point de refaire sa vie avec un américain.
Il est vrai qu’au départ, il faut s’accrocher à ce roman qui commence très lentement : les 200 premières pages sont en effet consacrées au dernier Noël de paix : Mary et Jack le fêtent avec tous leurs amis : Jonny, Sheila, Dicky, Molly et quelques autres. Je dois avouer que ces scènes de joie, d’amitié, de bonheur et de saouleries sont un peu longuettes. Cependant, avec le recul, je me dis que cette longue entrée en matière est nécessaire pour donner de la force à ce qui va suivre : tous nos personnages vont se retrouver aux prises avec un quotidien bouleversé par la guerre : ils vont se séparer, s’allier, se détester.
En effet, Jack l’Epate et Mary pleine de grâce a pour trame de fond la tragédie de la guerre qui corrompt les gens honnêtes et travailleurs, car c’est ce qu’était Jack avant la guerre. Cependant, il nous livre ici sa vision des choses et de l’humanité : une vision noire, certes, mais lorsqu’on lit les pages de l’Histoire de France sous l’occupation, on se dit que Jack voit juste, même s’il faut finalement et ensuite condamner ceux qui profitent de la déconfiture de toute la société : question de morale à rétablir !
« Rien de tout ça n’existait avant la guerre, bien sûr que non – mais uniquement parce que les gens n’étaient pas obligés de le faire, c’est ça la vérité. Tu n’es pas un voleur, sûrement pas – mais si tu crèves de faim, eh bien tu piqueras un pain, mon gars – vous pouvez me croire. Donc ce que je veux dire, en somme, c’est qu’il ne faut pas être trop rapide à condamner ni rien. Voyez ? Personne ne sait qui il est avant d’avoir le couteau sous la gorge. Moi, j’ai appris ça assez vite. Donc – crimes et délits ? Ouais, d’accord. Mais le crime, le vrai crime, c’est que c’est tellement facile.»
Jack n’est certes pas le plus corrompu : c’est Nigel Wisely qui est à la tête de tout le trafic et qui déjà avant la guerre, n’était pas un homme net. Cependant, lui, le gros bonnet, est protégé et s’en tirera avec les honneurs ! A l’heure des règlements de comptes, ce sont les petits qui trinquent, dans l’ensemble. Et puis, à l’heure de la guerre, c’est aussi le chacun pour soi et les amitiés de naguère se disloquent : Jack l’Epate et Mary pleine de grâce, c’est aussi le roman de toutes les trahisons… amitiés trahies, mais aussi…
Trahison de l’amour ! Si Jack oblige Mary à avorter, mais aussi à se séparer de leur fils Jérémy, c’est que Nigel Wisely veut travailler avec des hommes libres de toutes affaires familiales : pas d’enfant dans les appartements qu’il met à disposition de ses hommes à tout faire. Par ailleurs, pendant la guerre, Jack et Mary ne se voient plus guère : Jack travaille jour et nuit, dort ici ou là, tandis que Mary reste seule à la maison et se livre à ses activités de faiseuse d’anges.
En effet, les femmes sont vues comme des victimes de la guerre : d’abord, les avortements sont plutôt pratiqués par des médecins-hommes sans scrupules, qui font payer cher cet acte traumatisant et se mêlent de juger de la moralité des femmes de manière directe et brutale. Sur ce point, Joseph Connolly prend la défense de Mary qui allège les peines des femmes qui voient leur avenir compromis par une grossesse non-désirée. Sheila, l’épouse de Dickie, le médecin, sera elle aussi, une victime de la guerre puisque son mari, devenu alcoolique au dernier degré, seul moyen pour lui de supporter l’horreur de la guerre, la tuera en voulant lui faire l’amour de force. Reste Molly, qui sombrera dans la prostitution pour les beaux yeux de Jonny, le coéquipier de Jack.
En ce qui concerne les hommes, il y a ceux qui donnent leur vie ou une partie d’eux-mêmes pour leurs idéaux (Alfie), ceux que la guerre rend fou (Dickie), ceux qui tirent parti de la situation de manière immorale (Wisely, mais aussi Jack et Jonny)… quel que soit le côté où on se tourne, il n’y a que le mal, la déchirure, la perte de soi.
Par ailleurs, tous ces drames intimes se déroulent dans un univers chaotique, formidablement décrit par Connelly. Londres à feu et à sang : tableau apocalyptique d’une ville meurtrie par les bombardements incessants qui contraste singulièrement avec les illuminations du Noël 1938, elles aussi longuement décrites en contrepoint au début du roman.
Reste enfin à faire l’éloge de l’écriture de Connolly, écrivain à la plume puissante et parfaitement maîtrisée. Le roman alterne brillamment les scènes dialoguées, les récits rétrospectifs, les monologues intérieurs, les extraits du journal intime de Mary. La guerre est ainsi vue de manière alternative : Mary/Jack qui possèdent chacun un point de vue différent sur les événements et sont dotés d’une voix que Connolly leur attribue spécifiquement. On aime donc le style de Jack et sa gouaille populaire, son cynisme, sa brutalité plus ou moins inconsciente qui contraste avec le style de Mary empreint de douceur simple et parfois un peu naïve.
Bref, Jack l’Epate et Mary pleine de grâce est un roman puissant qui mêle intimement le thriller noir lorsqu’il s’agit de régler ses petits comptes entre amis, des parcours sentimentaux bouleversés par la guerre, et des personnages dont le destin se brise dans le chaos des événements. C’est donc, comme le dit le titre, un roman épatant et plein de grâce !
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