Harry Crews : Body / Un roman qui manque singulièrement de corps !
De plus en plus, nous vivons sous l'emprise de la dictature du corps mince ; si on y souscrit, on s'engage dans une bataille quotidienne contre les démons de la gourmandise et de la paresse tant il est vrai que je ne connais pas d'autre secret pour rester mince que celui de pratiquer tous les jours un sport d'endurance qui permet de brûler des calories et les graisses et celui de manger équilibré et sans excès, ce qui signifie qu'il faut traquer sans pitié les sucres rapides et les acides gras saturés. Je fais partie de ceux qui se livrent au combat quotidien contre la cellulite et le relâchement musculaire, lot de presque toutes les femmes qui atteignent et dépassent la quarantaine. Mon emploi du temps quotidien est soumis à l'exigence des canons de beauté actuels, et parfois, je ne suis pas loin de penser que je suis une véritable esclave hystérique de la lutte contre le vieillissement. Pourtant, je suis loin des sacrifices exigés par le bodybuilding, un mode de vie très particulier décrit dans le roman d'Harry Crews paru en 1994 aux éditions Gallimard : Body.
Shereel Dupont s'apprête à jouer le va-tout : demain, elle concourt pour le titre de Miss Cosmos. Dans sa chambre d'hôtel, elle se livre aux derniers préparatifs sous la férule de son entraîneur : Russell. Cependant, toute la famille de Shereel débarque à l'hôtel. Petit hic : on ne peut pas dire que les Turnipseed (nom de famille d'origine de Shereel) soient des gens très raffinés ! Tout droit sortis de la petite ville de Waycross en Géorgie, ce sont de véritables péquenots sans éducation qui risquent de semer la zizanie dans le concours, compromettant les chances de succès de Shereel qui a devant elle une sérieuse concurrente : Marvella. Voici venu le jour du concours : qui de Shereeel ou de Marvella remportera le titre de Miss Cosmos ?
Bienvenue dans le monde impitoyable du culturisme, monde où tout est réduit au corps et rien qu'au corps, ce qui génère des situations et des pratiques extrêmes, comme on peut s'en douter. Ainsi, à la veille du concours, Shereel doit observer avec circonspection son poids au point de se passer de boire pendant des heures et des heures alors qu'elle meurt de soif et que la température de la chambre d'hôtel est élevée. Et pour peaufiner le tout, perdre les quelques centaines de grammes qui constituent un surplus pondéral par rapport aux exigences de la perfection, il faut faire encore et encore de l'exercice : voila pourquoi Russell, l'entraîneur de Shereel, la saute à qui mieux-mieux dans toutes les positions possibles et imaginables ; objectif : non pas le plaisir, la satisfaction d'un désir, l'expression d'un sentiment : non. L'objectif, c'est de suer et de perdre ainsi quelques centaines de grammes. Mais Shereel n'est pas la seule candidate : côté homme, Bill Bateman concourt. Bill a un dos à la musculature impressionnante. Cependant, il vit très mal les frustrations alimentaires inhérentes aux exigences du culturisme. Souvent, il craque en cachette et mange des tas de sucreries qu'il s'empresse de régurgiter. Quant à Marvella, la rivale de Shereel, elle est dopée aux anabolisants qui accroissent la masse musculaire ; Marvella est, elle aussi, monstrueusement musclée. Mais peu importe si sa vie risque d'être raccourcie du fait de la consommation de ces substances nocives. L'important, pour Marvella comme pour Shereel, c'est de remporter le titre de Miss Cosmos. Ainsi, dans le monde du culturisme, le corps est-il à la fois méprisé et idolâtré : si on le maltraite, si on le l'écoute pas, si on le soumet à toutes sortes de tortures, c'est pour mieux le façonner, c'est pour qu'il soit l'objet de l'admiration de tous, c'est pour qu'il devienne conforme à un idéal codifié par le monde du culturisme.
Cependant, le roman Body prend également le contrepied du thème du corps soumis au travail et à la souffrance. Le roman aborde en effet abondamment le thème du plaisir physique car, bien évidemment, le corps peut être aussi un appel à la jouissance. Ainsi, Bill Bateman tombe-t-il amoureux d'Earline, la sœur de Shereel. Celle-ci est plus que plantureuse et Bill est fasciné par ces rondeurs qui révèlent ce à quoi il n'a pas droit : la nourriture. Earline, de son côté, est émerveillée par ce beau corps d'homme qui éveille son désir. C'est alors que le roman nous gratifie de quelques pages assez sensuelles et émoustillantes sur la montée du désir sexuel entre les deux personnages. Le désir sexuel, c'est aussi l'enjeu de la relation entre Marvella et son entraîneur. Pour pouvoir coucher avec celui-ci, Marvella doit gagner le titre de Miss Cosmos. Règle ambigüe où le plaisir est la récompense ultime, où le sexe est à la fois sacralisé et banni puisqu'il n'intervient qu'après la « cérémonie » qui célèbre le corps de Marvella et qu'il est auparavant considéré comme un élément compromettant le succès au concours. Cependant, l'entraîneur de Marvella a déjà pris de l'avance sur les ébats dont il rêve. Lorsqu'il masse Marvella, la jeune fille est nue et n'est pas très pudique. Bien évidemment, la relation de Marvella à son entraîneur pose la question du plaisir pris dans l'acte d'exhibition et dans celui du voyeurisme, composante essentielle des concours de culturisme.
Ceci dit, il faut bien avouer que Body est un roman plutôt ennuyeux. L'intrigue est mince comme une feuille de papier à cigarette : il s'agit d'évoquer la dernière journée d'entraînement avant le concours de Miss Cosmos que le lecteur attend avec impatience car l'événement devrait marquer la fin de cette lecture-pensum. Pour combler l'insignifiance et l'absence d'intérêt de l'histoire, Harry Crews s'est évertué à tenter de donner un aspect déjanté à l'ensemble en multipliant les personnages trashs et décalés. Ainsi, la famille de Shereel débarque dans le bel hôtel où résident les candidats au concours de bodybuilding. Or, on ne peut par dire que les Turnipseed soient très bien éduqués : ils ont un côté péquenots inquiétants qui ne sied pas au directeur de l'hôtel prêt à tout pour qu'ils aillent se faire voir ailleurs. Entre autre, le fiancé de Shereel, Tête de Clou est particulièrement ravagé : il a servi au Vietnam, aime la violence et entend bien récupérer Shereel qui, depuis qu'elle s'est mise au bodybuilding, se montre particulièrement distante avec lui. Pour le reste, le roman s'attarde beaucoup sur des questions sans intérêt et sans réel rapport avec le sujet profond du roman ; ainsi, par exemple, on passe beaucoup de temps à régler les questions : comment faire pour virer la famille Tunipseed de l'hôtel ? Quel souk leur présence peut-il générer ? Allons donc, Harry Crews a voulu amuser son lecteur en croisant le trash et le burlesque, mais le cocktail n'est pas vraiment réussi et le lecteur s'ennuie prodigieusement à lire, entre autres, les discussions sans intérêt de tous les personnages.
Ainsi, Body est un roman qui ne tient pas ses promesses. Certes, sans doute est-il difficile d'écrire quelque chose de vraiment intéressant sur un sujet tel que le bodybuilding. Car une fois passées les considérations sur les exigences alimentaires et physiques du culturisme, Harry Crews a vite fait le tour du sujet ! Sans doute, la fin, réellement tragique, rattrape-t-elle un peu l'indigence du reste : Shereel termine deuxième au concours de Miss Cosmos… Tout un drame pour quelqu'un qui résume sa vie à cette seule victoire, bien dérisoire au demeurant. C'est là que le lecteur se rend compte de l'absurdité de cette démarche qui consiste à jouer toute sa vie sur un objectif si pointu et si difficile à atteindre qu'un titre de Miss. Tant de travail, de sacrifices, de renoncements, pour une minute qui n'arrivera peut-être jamais !
Allons donc, plutôt que de perdre son temps à lire Body, il vaut sans doute mieux faire une bonne séance de sport qui, pour sûr, sera bien plus profitable à notre corps, mais aussi à notre esprit !
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