LECTURES VAGABONDES

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Gustave Flaubert : Madame Bovary/Une très grande Madame !

 

                Madame Bovary, que Gustave Flaubert a écrit entre 1852 et 1856, fait partie de ces quelques romans qu’on peut lire et relire plusieurs fois sans jamais s’en lasser. Pour ma part, c’est la troisième fois que je lis ce roman, et j’y ai pris le même plaisir qu’à la première lecture.  

 

                Le roman s’ouvre sur Charles Bovary dont Flaubert fait un portrait assez peu amène. Timide, godiche et peu intelligent : voilà le mari qui accompagnera Emma Bovary tout au long de sa vie de femme, elle qui rêve d’un prince charmant exceptionnel et d’une passion qui emporterait tout sur son passage ! Charles est médecin et c’est alors qu’il doit soigner le père Rouault, qui s’est cassé la jambe, que notre homme tombe amoureux de sa fille, Emma.

Certes, Charles est marié, mais bientôt veuf, il demande à Emma sa main : elle accepte. La déception ne se fait pas attendre ! Si Charles est satisfait de sa vie conjugale, la réciproque n’est pas vraie et Emma, en quelques mois, n’éprouve plus guère que du mépris pour ce mari sans saveur, avec lequel elle ne partage rien. Pourtant, dans ce fade quotidien, elle va vivre une sorte de parenthèse enchantée – ou empoisonnée, selon le point de vue où on se place : le fameux bal à la Vaubyessard. Là, elle entre dans le monde dont elle rêve : celui de l’aristocratie. Elle dansera plusieurs fois avec un bel officier, et le souvenir de cette soirée qu’elle finit par idéaliser la plonge dans la dépression lorsqu’elle est à nouveau en proie à son morne quotidien. Pour tenter de guérir son épouse, Charles décide de quitter Tostes pour Yonville. Elle y rencontre un jeune clerc de notaire nommé Léon Dupuis et noue avec lui des relations à la fois amicales en ambigües. Les deux jeunes gens s’accordent sur bien des choses d’un romantisme d’Epinal : les livres, la musique, les grandes balades dans la nature. Cependant, cet amour restera platonique et Léon, fatigué d’aimer en silence, part suivre ses études à Paris. Les premiers temps sont durs pour Emma qui finit pourtant par se faire une raison : elle s’occupe de son intérieur, de sa fille et semble s’accommoder de ce quotidien routinier. Jusqu’au jour où elle fait la connaissance de Rodolphe Boulanger de la Huchette. L’homme est un libertin cynique et désabusé. Homme d’expérience, il ne tarde pas à séduire Emma qui s’enflamme pour lui, dans un premier temps. La liaison n’ira pas sans tumultes et même séparations, mais finalement, Emma implore Rodolphe de l’emmener loin de la Normandie, dans les pays exotiques dont elle rêve. C’est alors que Rodolphe rompt par écrit et qu’Emma sombre de nouveau dans la dépression. Pour distraire sa femme, Charles lui propose d’aller voir un opéra - Lucie di Lamermoor – à Rouen. C’est lors de cette représentation qu’elle retrouve Léon Dupuis. Tous deux ont changé et plus question, cette fois, de rester chaste. Une liaison tumultueuse s’ensuit, mais Emma – pas plus qu’avec Rodolphe – n’éprouve cette passion dévorante et exaltante dont elle rêve. Acharnée dans son obsession de vivre ses rêves, la jeune femme s’endette, fait des folies, aiguillonnée en cela par le marchand Monsieur Lheureux. Acculée par la dette, affolée à l’idée que Charles ne découvre ses vols, ses mensonges - alors que sa maison est sur le point d’être saisie - elle absorbe de l’arsenic et meurt dans d’atroces souffrances. Le roman se referme sur l’inconsolable Charles qui meurt de chagrin, un jour, alors qu’il tient sur ses genoux la fille qu’Emma lui a donnée : Berthe.

 

                L’édition de Madame Bovary que j’ai lue est suivie du procès pour outrage à la morale publique et religieuse dont Flaubert fut la victime, après la publication de son roman. On y trouve le réquisitoire de l’avocat impérial Ernest Pinard suivie de la plaidoirie de l’avocat de la défense, monsieur Sénard. On reproche à Flaubert d’avoir, dans son roman, fait l’apologie de l’adultère et d’avoir outragé la religion en mêlant à l’évocation de celle-ci des propos ou des images lascives. Ces récriminations font rire aujourd’hui où l’on a l’impression que tout roman qui se respecte doit passer par la case « sexe ».

                Pourtant, Madame Bovary, pour d’autres raisons, est bel et bien un roman audacieux et osé car il met à nu l’âme d’une femme qui n’est pas si différente des autres. D'ailleurs, Flaubert s'écriait en parlant de sa Bovary : « Madame Bovary, c'est moi ! ». Ainsi, ce que l'on appelle communément le Bovarysme est bel et bien un travers humain universel. Donc, tous coupables, nous sommes, aux yeux de la justice du XIXème siècle.

                Le roman peut aussi se lire comme un plaidoyer pour l’éducation des femmes. En effet, Emma ne reçoit qu'une éducation limitée dans un couvent de Normandie. Là, elle se livre à sa passion, la lecture. Mais entre ses mains tombent tout un tas de roman issus du mouvement romantique - et qu'on peut qualifier de roman à l'eau de rose - qui vont pourrir la cervelle d'Emma. Celle-ci se mettra à rêver d'amour avec un beau prince charmant, sportif, intelligent et cultivé. Lorsqu'elle épouse Charles Bovary, la désillusion est rapide et de taille. S'ensuivent toute une série de déconvenues amoureuses. Incapable de se soumettre à la réalité de l'amour, Emma va vivre une lente descente aux enfers. Si Emma avait reçu une éducation qui aurait un peu mieux formé son esprit critique, peut-être aurait-elle su affronter autrement le mariage et le rapport aux hommes.

                Passons à la critique sociale que le roman porte aussi en lui. Madame Bovary fait le procès du monde bourgeois.

                En effet, tous les personnages du roman sont d'une médiocrité confondante.  Mais mettons à part Charles Bovary, personnage quasi muet, insondable et singulièrement ambigu.  

Le docteur Bovary est terre-à-terre, inculte, incapable de mener une discussion autre que celle qu'on peut avoir autour de la météo du jour. Certes, peu à peu, on découvre en lui une âme pure, un être capable des plus profonds sentiments, mais il représente pendant presque tout le roman « le bien brave homme ». D’aucuns diront que c’est peut-être lui, Charles Bovary, le véritable héros du roman qui s’ouvre et se referme sur lui. Décrit d’abord de manière externe lors de son entrée en classe, il paraît bête et grotesque avec sa casquette ridicule qui fait de lui un être à part. Mais le roman se referme sur lui alors qu’il meurt de chagrin, sur un banc, dans une nature apaisée et magnifiée. Alors, on peut se dire que ce personnage est peut-être le seul véritable romantique, un romantique qui se tait et dont on méconnait la profondeur absolue de ses sentiments. Emma, aveuglée par l’image stéréotypée qu’elle se fait de l’amour et de la passion, sera passée à côté de cette belle personne que fut son mari. L’aspect tragique du roman n’en est que renforcé.

Mais revenons aux autres personnages du roman.

Le pharmacien Homais détient sans doute le pompon de la médiocrité. Certain d'avoir de l'esprit, il se lance dans de grandes considérations politiques, sociales ou philosophiques, alors qu'il est bête, prétentieux et vantard. Le marchand de bien Lheureux est un homme mielleux, manipulateur et avare ; lorsqu'il se montre sous son vrai jour, il apparaît comme un être impitoyable avec ceux qui ont contracté des dettes pour s'offrir sa camelote.

                Et tous ces personnages finissent par former un petit monde étroit d'esprit, bien campé sur ses principes et ses valeurs matérielles et matérialistes. Le clou du spectacle, c'est sans doute la scène des comices agricoles où se mêlent la voix de Rodolphe en train d'emballer Emma, celles du bétail qui braille et celles des différents notables qui remettent les prix du mérite agricole aux gros bouseux du coin. Un formidable jeu de contrepoints hilarant. Difficile de laisser place au rêve dans un tel univers. Forcément, Emma ne peut qu'être malheureuse et insatisfaite dans ce monde où toutes les considérations ne dépassent pas le plancher des vaches. 

                Pourtant, Emma rêve au grand amour ; elle va connaître des périodes d'extase car des hommes vont lui faire la cour et la conforter dans ses espoirs d'une vie plus poétique et plus exaltante. Cependant, elle sera toujours déçue. Et Flaubert de donner de grands coups de poignards aux hommes dans leurs rapports aux femmes. Rodolphe est un cynique qui n'adhère aux rêves d'Emma que pour mieux coucher avec elle et en faire une charmante maîtresse qui le distraira pendant quelques temps. Léon, grand romantique de pacotille lorsqu'il rencontre Emma à Yonville, sera corrompu par la ville et après ses études, embourgeoisé, il ne vaudra guère mieux que Rodolphe. Il ne viendra pas en aide à sa maîtresse, ruinée, et fera, par la suite, un très beau mariage qui lui donnera une place enviée dans la société. Ainsi, si Madame Bovary fait le procès du monde bourgeois, il s'attaque aussi aux séquelles d’un mauvais romantisme.

                Ainsi, nous sommes en face d'un vrai grand chef d'œuvre qu'il faut avoir lui au moins une fois dans sa vie. Emma, personnage fragile, nous fait passer par toutes les émotions. Par ailleurs, le roman est à la fois universel et éternel car il développe des thèmes et des problématiques invariables. Ainsi, Emma est une femme parfaitement ancrée dans son temps, car elle évolue dans la bourgeoisie provinciale du XIXème siècle. Mais des « madame Bovary », on en croise aussi à tous les coins de rue, à toutes les époques. C'est ce qui me fait dire qu'on est ici face à une très grande Madame.



24/02/2020
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