Emile Zola : Une page d’amour / Amoureuse de cette page
Faisons donc une pause dans un monde de brutes. Dans la très noire série qu’il consacre à la famille Rougon-Macquart, Emile Zola propose un roman moins sombre – quoique ! – avec Une page d’amour qui paraît en 1879.
Hélène Grandjean, veuve, vit à Passy une existence tranquille en compagnie de sa petite fille Jeanne. Un jour, sa fille est prise de fièvres soudaines et un voisin, le docteur Deberle, la soigne et la guérit. C’est alors qu’Hélène commence à fréquenter les Deberle, et notamment Juliette Deberle, la femme du médecin, une jeune femme assez frivole. Peu à peu, Hélène et Henri Deberle tombent amoureux l’un de l’autre, en silence, de manière platonique. Ils aiment à se retrouver dans le jardin et à goûter ensemble la paix d’une journée ensoleillée. Cependant, Hélène reçoit aussi chez elle l’abbé Jouve et son frère, monsieur Rambaud, très amoureux de la jeune femme qui repousse sa proposition de mariage, pour l’heure. Un jour, Jeanne tombe de nouveau gravement malade et le docteur Deberle la sauve in extremis. Cependant, la petite fille a deviné les sentiments que sa mère et le docteur éprouvent l’un pour l’autre. Jalouse comme un pou, la petite fille va tout mettre en place pour manifester son opposition à ces amours-là. Un jour, Hélène surprend une conversation intime entre Juliette, la femme du bon docteur Deberle, et un certain Malignon ; point de doute, l’un et l’autre sont en train de fixer un rendez-vous amoureux. Hélène se rend compte que cet homme a redoré un bouge situé tout près de la rue Vineuse, où habite le couple Deberle, l’a transformé en alcôve chatoyante pour ses maîtresses d’un soir, et que c’est là qu’il attend Juliette Deberle. Désespérée, Hélène tente d’empêcher cette rencontre fatale. Elle signale l’affaire au docteur Deberle par un petit mot laconique. Et puis, en proie au regret, elle surprend les deux amants dans la chambre, avant qu’ils aient commis quoi que ce soit. Quelques minutes plus tard, alors qu’Hélène traine encore dans l’appartement, le docteur Deberle arrive et découvre celle qu’il aime en secret. Sans plus se poser de question, les deux amants couchent ensemble dans ce lit destiné au départ à recevoir les amours coupable de Juliette et de Malignon. Pendant quelques semaines, les deux amants ne savent se parler. Or, un soir, rendez-vous est pris : Hélène succombe et invite le docteur à venir la visiter dans sa chambre, à minuit. Mais le rendez-vous va tomber à l’eau car Jeanne est alors victime d’un violent accès fiévreux ; l’enfant a pris froid, quelques jours auparavant, en restant à la fenêtre, dans l’attente du retour de sa mère partie précipitamment pour surprendre les amours coupable de Juliette et de Malignon. Désormais, il n’est plus question d’amour pour Hélène ; sa petite fille se meurt ; sa petite fille ne veut plus être soignée par le docteur Deberle. Cette dernière prend d’ailleurs davantage de plaisir à voir auprès d’elle monsieur Rambaud qui lui répare sa poupée – auparavant, elle avait évincé l’homme qu’elle jugeait trop empressé auprès de sa mère. Et puis, un jour, l’enfant meurt. Hélène n’a pas revu le docteur Deberle qui ne viendra pas aux obsèques de la petite Jeanne. En effet, Hélène est persuadé que c’est à cause de leurs amours interdites que sa fille est morte. Hélène finira par épouser monsieur Rambaud, un brave et honnête homme qui lui apportera sécurité et tranquillité dans une vie bourgeoise sans relief. C’est à Marseille que le couple s’établit. Lors d’un voyage éclair à Paris, Hélène va se recueillir sur la tombe de Jeanne. Elle apprend alors qu’Henri Deberle a eu une petite fille récemment. Qu’importe, elle l’a, elle aussi, oublié. Jeanne reste seule témoin, depuis sa tombe, de la faute de sa mère. Elle fut sacrifiée sur l’autel du désir amoureux, ce mystère qu’Hélène aura entrevu mais n’aura su percer.
Avec Une page d’amour, Zola propose un roman assez statique où l’auteur explore l’âme humaine autant que la classe sociale de la bourgeoisie située dans le quartier de Passy à Paris.
Cette bourgeoisie est apparemment bien rangée. L’héroïne du roman, Hélène, est une veuve qui mène une vie routinière et tranquille dans l’honnêteté et la vertu ; elle élève seule sa fille, la petite Jeanne. Face à elles, il y a les Deberle, des gens bien sous tous rapports, en apparence. Mais derrière les apparences, madame Deberle – Juliette - ne pense aux mondanités et à l’amusement ; elle est frivole et entraine Hélène dans une succession de fêtes échevelées. Par ailleurs, elle s’entiche de Maligon et manque de tromper son mari. Ainsi, Une page d’amour évoque l’atmosphère étouffante dans laquelle évolue la bourgeoisie dont les principes moraux sont trop rigides et dont la sensualité s’exprime dans les arrière-cuisines hypocrites et salaces, en cachette. Ainsi, derrière une vie apparemment bien rangée et sans sel ni poivre, la passion se vit cachée, comme quelque chose de sale. Cette image de la bourgeoisie est proposée aussi dans le roman Pot-Bouille.
Cependant, même Hélène va succomber aux charmes de l’inconnu et de la passion. Elle n’a jamais aimé un homme d’amour, et va éprouver pour la première fois la passion amoureuse. C’est alors que Zola déploie sa propre carte du tendre et se lance dans de multiples descriptions des toits de Paris, selon la vue qu’Hélène a depuis son appartement. Cette mer de toitures d’où émergent certains monuments prend des teintes différentes selon les phases de la passion éprouvée par notre héroïne, et en accord avec les émotions du moment tantôt tendres, tantôt violentes. On sent l’influence des principes de la peinture impressionniste dans toutes ces descriptions.
Cependant, Zola, le moralisateur qui fustige la crasse et l’hypocrisie bourgeoises dans Pot-Bouille, est ici plus modéré ; il montre en effet que les choses de l’amour et de la sensualité ne sont pas si simples ni si manichéennes. La passion qu’éprouvent Hélène et le docteur Deberle semble sincère ; elle vient du fond de leur cœur et pendant longtemps, elle reste suspendue car ni l’un ni l’autre n’y succombe ; elle reste bien à l’abri dans leur cœur comme le jardin dans lequel ils se rencontrent quasi quotidiennement et tandis qu’Hélène brode à côté du bon docteur qui prend la fraicheur, la nature les abrite et pourrait tout aussi bien y accueillir leurs amours comme le jardin d’Eden a accueilli celles d’Adam et d’Eve.
Dans Une page d’amour, Zola joue de l’ambivalence dans la vision qu’il porte à ses personnages. Ainsi, Hélène est telle une adolescente qui découvre l’amour, ses tumultes et ses mystères ; elle se laisse emporter parfois malgré elle, parfois avec son consentement, par la vague de passion qui la submerge. Dans l’amour, elle est à la fois pure et sale. Le personnage de Rambaud est aussi intéressant à évoquer dans son ambivalence. Il est, certes, un honnête homme ; il représente une voie toute tracée pour Hélène qui a une enfant à charge à élever car il incarne la stabilité sur laquelle une épouse aspire à se reposer. Il aime la petite Jeanne, joue avec elle et va même jusqu’à réparer sa poupée cassée (on a ici une mise en abyme de l’évocation de la petite Jeanne, elle-même cassée par le comportement de sa mère). En bref, il est la promesse d’une vie calme et rangée. Mais à la fin du roman, alors qu’il a épousé Hélène, tout ce qu’il propose à sa femme, c’est d’aller acheter des cannes à pêche et de laisser là la tombe de sa petite fille, comme un mauvais souvenir qu’il faut oublier pour continuer à vivre dans un bonheur tranquille. Quel ennui que cet homme-là ! Quelle médiocrité que la vie qu’il propose ! Et c’est comme à regret et avec une rage poignante que Zola évoque pour la dernière fois ce mystère de la passion, du plaisir physique qu’Hélène a entrevu mais qu’elle n’a pas exploré et qui restera une grande énigme pour elle. Et c’est sur ce mystère que veille la petite tombe recouverte de neige immaculée de sa fille, Jeanne, la grande sacrifiée d’une passion coupable.
En effet, Jeanne est une enfant possessive et jalouse qui refuse que sa mère lui échappe, qui refuse qu’il puisse y avoir un autre amour dans son cœur. Lorsqu’elle comprend qu’Hélène est amoureuse du docteur Deberle, elle tombe malade et meurt. Le lecteur est à la fois ému et agacé par le comportement hystérique de la petite fille, victime à la fois innocente et coupable de la passion dévoyée de sa mère. Car la maladie, elle l’a cherchée en restant dans le froid à sa fenêtre. Elle voulait ainsi que sa mère ne s’occupe plus que d’elle.
Ainsi, Hélène a dû faire un choix entre la vie stable du mariage et la passion adultère. Elle a finalement choisi le mariage avec un homme aimant qu’elle n’aime pas d’amour et a ainsi renoncé à la découverte du grand mystère de la passion. Elle a renoncé à sa vie amoureuse et choisi le ronronnement confortable de la vie bourgeoise. De toutes manières, cette passion était vouée à l’échec car n’aurait pu être vécue que dans le silence caché d’une alcôve dédiée au plaisir. Or, pour Zola le moralisateur, vouloir le beurre et l’argent du beurre, c’est être sale. Les amours adultères se font dans des arrière-cuisines crasseuses qu’on parfume et qu’on aménage pour cacher la saleté et la laideur des ébats conclus à la va-vite. Céder à la passion charnelle, c’est avilir la pureté du sentiment éprouvé. D’ailleurs, Hélène, par ironie du sort, va remplacer Juliette dans le lupanar préparé pour elle par Malignon, et consommer dans cet endroit sordide, une fois, avec le docteur, l’amour ; cependant, elle n’y prendra aucun plaisir. Ainsi, alors qu’elle allait là pour avertir son amie et sauver son honneur – avec, de manière inavouée, des motifs de jalousie et un sentiment d’injustice qui expliquent son basculement - c’est elle qui a sali le sien.
Mais, interroge Zola, ces amours passionnées ne sont-elles pas plus intenses quand elles ne sont pas consommées ? En effet, quand elles le sont, ne ressent-on pas de la déception ou un sentiment d’avilissement ? On apprend à la fin du roman, que le docteur Deberle est un jouisseur, qu’il a, à droite et à gauche de bonnes amies. Ironie du sort, après la mort de Jeanne, sa femme a mis au monde une petite fille, comme s’il avait volé à Hélène quelque chose de précieux : une certaine innocence. Par ailleurs, dans sa nouvelle vie de femme mariée, Hélène se rend compte qu’elle a désormais du mal à se souvenir du docteur dont elle fut si amoureuse et qu’en réalité, elle ne connaissait pas. L’homme était sans doute volage alors qu’elle pensait qu’il était emporté par l’amour pour la première fois, comme elle l’était, elle. Et si l’amour ne reposait que sur une illusion ? C’est aussi la question que pose Emile Zola.
Ainsi, derrière des apparences de simplicité, Une page d’amour s’avère être un roman complexe. Bien plus que le roman Pot-Bouille, il explore l’âme humaine et ses méandres. Il est également plus nuancé et moins manichéen car le juge moral et catégorique qu’est parfois Zola, assouplit ses principes et se penche sur le mystère et la complexité de la passion. Une page d’amour comme celle-là, on aimerait qu’il y en ait des milliards et des milliards.
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