LECTURES VAGABONDES

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Alice Ferney : Les Bourgeois / Des Bourgeois comme les autres

       

          Décidément, le monde littéraire français doit compter avec Alice Ferney qui nous offre, encore une fois, un excellent roman intitulé Les Bourgeois, sorti en 2017 aux éditions Actes Sud.

 

          Jérôme Bourgeois, le bien aimé médecin renommé, vient de mourir. Nous sommes en 2014 et nous allons remonter le temps et les générations de Bourgeois jusqu’en 1914, lorsque la Grande Guerre décime la France ; la famille Bourgeois n’y coupe pas et Valentine Bourgeois y laissera plusieurs de ses fils. Mais l’intrigue démarre véritablement quelques années après la guerre, avec le mariage d’Henri et de Mathilde Bourgeois. De leur union naîtront 10 enfants : Jules, Jean, Nicolas, André, Joseph, Louise, Jérôme, Claude, Guy et Marie. C’est en mettant au monde la petite dernière, Marie, que Mathilde décède. Henri se remariera avec Gabrielle, quelques années plus tard. Successivement et plus ou moins alternativement, Alice Ferney nous raconte la vie de ces 10 enfants tout en prenant soin de les inscrire dans la grande Histoire. Ainsi assiste-t-on aux premiers pas d’Hitler sur l’échiquier de la politique internationale, à la montée de ses intentions guerrières alors qu’en face de lui, l’Europe refuse jusqu’au bout le conflit armé. Et puis, voilà la seconde guerre mondiale qui éclate et l’aveuglement qui accompagne les premiers temps. Mais que font alors les Bourgeois ? Famille très catholique, de droite, de manière presque naturelle, tous emboitent le pas du maréchal Pétain… avant de se poser des questions et d’entrer plus ou moins en résistance. C’est le cas de Jules, l’ainé, devenu cavalier dans l’armée ; c’est aussi le cas de Jean, officier dans la marine française, qui assiste, impuissant à la débâcle de la marine française (puis à la débâcle française en Indochine). Nicolas, quant à lui, rejoindra spontanément la résistance et reviendra du maquis en héros, avec, cependant, une jambe en moins. Après la seconde guerre mondiale, la France entre dans l’ère de la décolonisation. Certes, il y a l’Indochine, mais c’est surtout l’Algérie qui suscite l’émoi. Claude, puis Guy, feront les frais des contradictions de la France dans son rapport avec l’Algérie. Tous deux militaires de carrière, ils restent fidèles à sa mission de protection des citoyens français et ne comprennent pas pourquoi De Gaulle a fini par laisser tomber ce territoire français et le laisser aux mains de terroristes. Après le traumatisme algérien vient l’heure des combats féministes et la révolte de mai 68. Les Bourgeois, en bonne famille chrétienne, de droite, s’érigent contre ce vent le liberté un tantinet anarchiste qui déferle sur la France. Par ailleurs, le féminisme, la légalisation de l’avortement, la loi autorisant le divorce par consentement mutuel les scandalisent cependant que les membres les plus jeunes adhèrent à l’esprit de leur temps. Car le temps passe et certains membres de la famille meurent. Henri, le patriarche, puis ses fils ainés partent. Le roman s’arrête avec la mort du bon docteur Jérôme Bourgeois et avec lui s’en-va petit à petit toute une époque : celle des grands tumultes du XXème siècle.

 

          Avec Les Bourgeois, Alice Ferney signe un roman assez incroyable qui mêle plutôt adroitement plusieurs veines.

          Tout d’abord, le roman a une portée philosophique et les destins des différents membres de la famille Bourgeois sont l’occasion pour l’auteure de mener des réflexions sur la vie, la mort, le tragique de l’existence, l’inéluctable temps qui passe mais aussi sur l’imbrication de l’existence intime et individuelle avec la grande Histoire. Ainsi peut-on considérer Les Bourgeois comme un roman historique qui tente de mêler l’histoire intime d’une fratrie et la grande histoire. Cependant, le pari est difficile à tenir et le risque est de se retrouver face à deux blocs difficilement miscibles.

          Et Alice Ferney ne coupe pas à cette difficulté de trouver l’équilibre et l’osmose entre l’histoire de ses personnages et la grande Histoire de la France du XXème siècle. Pour autant, j’ai lu de nombreux romans qui s’essayaient à cette gageure et je dois quand même dire qu’ici, le va-et-vient est assez réussi. Certes, on perd un peu en intimité, en profondeur au niveau des personnages et on ne peut s’empêcher de se demander si les personnages ne sont là que comme de simples alibis destinés à permettre à l’auteure de mener un roman historique incarné. En effet, les vies de Jules, Jean, Nicolas, André et les autres sont passées en accéléré afin de mieux épouser les différents épisodes tragiques du XXème siècle. Par exemple, lors de la seconde guerre mondiale, les Bourgeois sont une famille française comme les autres : elle avance à l’aveugle, au fil des événements, dépourvue de vision, ne sachant pas où est le bon camp.

          Cependant, les Bourgeois, c’est une famille conservatrice qui observe des valeurs morales rigides, valeurs qui semblent être critiquées par l’auteure, surtout à cause de la place qu’elles réservent aux femmes ; celles-ci ne sont, à leurs yeux, que des ventres à procréer, destinées à mener une existence de femme au foyer, courbées sous le poids de cette société patriarcale.

          Pourtant, Les Bourgeois, c’est aussi une ode à la famille, à cette formidable machine de vie, seul rempart contre la mort. Et puis, il y a les liens qui unissent ces frères et sœurs, leurs enfants, la solidarité familiale. Ainsi, on se demande si Alice Ferney ne s’est pas inspirée de l’histoire de sa propre famille en écrivant Les Bourgeois car la narratrice du roman est une femme qui, sans jamais se dévoiler totalement - à un moment, cependant, elle interpelle Jean en le tutoyant - semble être une descendante, sans doute une petite-fille Bourgeois, qui se retourne sur l’héritage qu’elle a reçu et jauge ce qu’il en reste et comment elle peut se comprendre à travers ce dernier. Ainsi détecte-t-on pas mal de nostalgie dans ce roman qui laisse la part belle aux descriptions de photographies jaunies des différents membres de la famille réunie.

          Ainsi, Les Bourgeois s’avère être un roman complexe et touchant par sa dimension humaniste et sincère. Il raconte certes, l’histoire d’une famille particulière, mais parce que toute famille est confrontée aux mêmes questions existentielles fondamentales, Les Bourgeois, c’est aussi l’histoire de toutes les familles françaises, c’est aussi l’histoire de nos familles, la mienne, la vôtre.  

   



04/06/2023
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