LECTURES VAGABONDES

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Albert Cohen : Belle du seigneur/Seigneur ! Que c’est long et beau !

     

         Que ce titre quelque peu moyenâgeux ne vous égare pas ! Je vais vous présenter, cette semaine, un roman moderne et d’ailleurs, célèbre : Belle du seigneur est écrit en 1968 par Albert Cohen.

 

          Solal tombe amoureux d’Ariane lors d’une réception chez un brésilien. Pour lui avouer son amour, il se grime en affreux vieux juif et s’introduit frauduleusement dans la chambre de la jeune femme pour lui faire sa déclaration. Si les phrases sont de toute beauté, ce n’est pas le cas de l’homme qui les profère ; alors, Ariane repousse Solal qui jure de la séduire de manière conventionnelle. Or, Ariane est mariée à Adrien Deume, employé de catégorie B à la société des Nations basée à Genève. Ce dernier ne fiche rien de ses journées mais rêve de passer dans la catégorie supérieure. Pour ce faire, il compte jouer sur ses relations. Voilà pourquoi, au lieu de travailler, il se balade dans les couloirs dans l’espoir de rencontrer le Sous-Secrétaire Général qui n’est autre que Solal. Ce dernier le promeut « Catégorie A ». Adrien l’invite donc à diner chez lui afin de parfaire ses relations. Or, ce n’est pas pour entretenir des relations avec Adrien Deume que Solal l’a pistonné ; c’est pour se rapprocher d’Ariane. Ainsi, il pose un lapin a Adrien, mais lui offre quand même une occasion professionnelle : il l’envoie en mission à l’étranger pour plusieurs semaines. Alors qu’Adrien se trouve dans un taxi en direction de l’aéroport, Solal séduit Ariane. Un amour fou nait entre eux. Alors commence l’imposture de la passion : on passe des heures à se faire beau pour ne jamais paraître sous un jour défavorable face à son aimé(e). Ariane dépense des fortunes en vêtements alors que Solal est en déplacement professionnel. A son retour : ô déveine ! Elle qui croyait ouvrir à porte à son amant se retrouve face à son mari, revenu d’avance de sa mission.  Mais ce n’est que reculer pour mieux sauter ! Ariane s’enfuit avec Solal. Adrien Deume fait une tentative de suicide, puis après quelques temps, requinqué, s’en va en Afrique pour une nouvelle mission. Pendant ce temps, Ariane et Solal filent leur parfait amour à Agay, sur la côte d’Azur. Cependant, les choses se dégradent imperceptiblement. Cette comédie de la perfection commence à peser à l’un et à l’autre. Et puis, Solal n’en peut plus de ce manque de naturel entre eux, de cette obligation d’honorer coûte que coûte sa belle. De plus, il cache un lourd secret : il a voulu protéger les juifs allemands, persécutés par Hitler en cette année 1936, en demandant à la société des Nations de leur permettre d’être évacués vers d’autres pays. Refus généralisé de la société des Nations ; de plus, Solal est déchu de la nationalité française et renvoyé de son poste de Sous-Secrétaire Général. Cela, il le cache à Ariane qui continue à donner tous les signes de l’adoration, alors qu’il soupçonne qu’elle s’ennuie avec lui, obligé qu’il est de la couper de la société, pour que son secret reste protégé. Et puis, un jour, c’est la catastrophe : Ariane avoue à Solal que le premier soir de leur histoire d’amour, elle est allée rejoindre son amant, un chef d’orchestre allemand nommé Serge Dietsch. Alors, Solal devient odieux, voire même violent avec la jeune femme qu’il accable de questions toutes plus humiliantes les unes que les autres ; désormais, s’en est fini de la beauté et de la perfection : tous deux se montrent sous leur plus mauvais jour. Le couple va, pendant un temps, alterner entre la rupture et l’impossible rupture. Nous retrouvons Ariane et Solal plus d’un an après. Désormais, l’un et l’autre se droguent, ont recours à une sexualité peu orthodoxe pour supporter l’usure de leur couple. Tous deux vivent encore en vase clos, mais dans leur tête, il n’y a plus que des souvenirs. Souvenirs d’enfance, d’adolescence, mais aussi des beaux jours de leur amour. C’est tout naturellement qu’ils prennent ensemble les cachets qui vont leur permettre de mourir ensemble. 

 

          Inutile d’y aller par quatre chemins, Belle du seigneur est un roman long, très long ! 920 pages ! Il faut donc avoir envie de le lire. Par ailleurs, il comporte  beaucoup de passages indigestes ; je signale ici la présence de très nombreux et de très longs monologues intérieurs (parfois plus de 30 pages pour un seul monologue intérieur). On notera également l’écriture débridée de Cohen qui bouleverse la grammaire française. On a l’impression que l’auteur s’est laissé influencer par l’écriture automatique issue du mouvement surréaliste. Voilà pourquoi aussi, l’écriture de Cohen prend des tours poétiques et désarçonnant. Certaines pages atteignent la beauté absolue du chant d’amour et approchent de la perfection du Cantique des Cantiques.

          Mais mis à part ces critiques, certes, de taille car elles mettent en cause la difficulté de lire ce roman, Belle du seigneur est une œuvre très riche.

          D’abord, elle fait l’autopsie d’une histoire d’amour. L’ivresse du début, la mise en place des faux-semblants et de la comédie selon lesquels il faut toujours briller dans le regard de l’autre, quitte à ne plus vivre que pour les apparences, sont particulièrement soulignées. Cette supercherie est ici poussée à l’extrême : Ariane va jusqu’à installer dans la villa de la Belle de Mai - où elle et Solal vivent leur amour en reclus - des water-closets dépendant de chaque chambre pour que chacun aille faire ses besoins en toute discrétion !

          Cependant, toutes ces petites choses qu’on met en place pour incarner l’être parfait aux yeux de l’aimé prennent une dimension énorme et emplissent toutes les occupations de la vie quotidienne, surtout celles d’Ariane, qui passe son temps dans les boutiques de vêtements et dans son bain pour être parfaite, qui aménage avec passion l’intérieur de la villa pour que tout baigne dans la beauté. Il faut dire que le roman comporte aussi une bonne dose de satire sociale. A travers le comportement d’Ariane, c’est ce monde de l’entre-soi d’une minorité privilégiée qui passe son temps dans les palaces - ici le Ritz ou le George V - et dont le seul souci réside à honorer des invitations à des cocktails, à acquérir des robes ou des sacs à mains toujours plus et plus griffés.

          Mais parlons un peu de Solal, l’amoureux d’Ariane, héros du roman. Ce dernier se montre très dur dans ses idées sur la femme, sur la société ; il développe une vision très noire de l’amour. Il veut être aimé pour lui-même et non pour sa beauté. Voilà pourquoi, lorsqu’il se déclare à Ariane, au début du roman, il se déguise en caricature de juif, petit et laid. Car Solal est juif et il sera rejeté par la société des Nations qui l’emploie et cette éviction cruelle et antisémite, finalement, il la tait comme s’il s’agissait d’une tare, d’une souillure qui compromettrait la pureté du sentiment qu’Ariane lui voue. Car c’est sous ses traits de beau seigneur, quelque peu marqué par les traits du chevalier servant médiéval, que Solal séduit Ariane. Pourtant, sa déclaration d’amour est dure et n’a rien de bien flatteur : Solal déclare à Ariane qu’elle n’est qu’une femelle séduite par les belles dents carnivores de son futur amant, c’est-à-dire lui-même.

          Si Belle du seigneur est considéré comme un des plus beaux romans d’amour jamais écrits, il est loin de se complaire dans l’évocation d’un sentiment absolu et incorruptible. Albert Cohen présente toujours les choses, les sentiments et les êtres côté pile et côté face. Si l’amour de Solal et d’Ariane est exceptionnel et si son évocation prend des tours poétiques de toute beauté, il est aussi très laid car il aliène ces deux êtres l’un à l’autre, devient tyrannique, et finalement met en valeur leurs plus mauvais côtés. Car dans l’amour, il y a aussi du sadisme, de l’égoïsme, de la jalousie et de la possessivité.

Par ailleurs, les personnages sont à la fois grandioses et pathétiques. Ariane est une tête de linotte, une enfant mais c’est aussi ce qui la rend touchante et belle. Solal, quant à lui, est cruel et cynique, il semble fort et intouchable. Pourtant, il est aussi laid et désemparé, surtout lorsque il prend pleinement conscience de sa judéité et de l’exclusion sociale qu’elle entraine en plein milieu des années 30.  Même Adrien Deume, le mari d’Ariane, est touchant, par moments, dans son amour pour sa femme, non partagé par elle. Mais il est aussi et surtout le cocu pathétique qui veut se suicider alors qu’il se trouve dans les toilettes en proie à la diarrhée.

          Pour en revenir à la satire sociale, il faut parler aussi de la bonne d’Ariane, Mariette. Celle-ci livre son point de vue sur madame et sa comédie de la perfection ; cet avis n’est pas positif. La bonne développe l’idée que rien ne vaut le naturel pour consolider l’amour car c’est dans les faiblesses et les défauts affichés que le sentiment peut s’épanouir. Ainsi, la vision des choses et de la vie est totalement opposée suivant qu’on se trouve chez les riches oisifs ou chez les pauvres travailleurs. Et puis, on ne peut passer sous silence la satire de la société des Nations à travers Adrien Deume. L’employé ne fait rien de ses journées - ajourne sans arrêt le travail qu’il a à faire et renvoie ses dossiers aux calendes grecques - est un sous-fifre qui attend tout des relations professionnelles qu’il peut se faire au sein de la société des Nations, qui n’a de cesse de lécher le derrière des grosses huiles qu’il rencontre dans les couloirs de l’institution, qui se comporte mal avec ses subalternes, copiant ainsi en tout point le comportement que ses supérieurs adoptent face à lui. Décidément, ces passages où Adrien Deume se complait dans son fauteuil d’employé « catégorie B » tout en rêvant à la « catégorie A », sont parmi les plus jouissifs du roman.

          Enfin, Belle du seigneur fustige la montée de l’antisémitisme en Europe à travers Solal. Ce dernier sera exclu de son poste à la SDN parce qu’il a tenté de protéger les juifs allemands. Soit dit en passant, Cohen souligne ici l’inutilité de cette institution qui n’a pas su prendre en considération le danger hitlérien. Si Solal déclare parfois sa haine à sa judéité, s’il adopte aussi parfois le point de vue des antisémites et abonde dans la caricature du juif avare et sale, il déclare aussi son amour au peuple juif et à sa religion dans de très beaux monologues intérieurs, tout empreints de poésie.

          Depuis longtemps, ce roman figurait dans mon programme de lecture. J’avais rechigné à entamer Belle du seigneur à cause de sa longueur. Je suis heureuse d’avoir lu ce roman, heureuse de l’avoir terminé, également, car sa lecture n’est pas une sinécure.

 

 

 



16/10/2022
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