LECTURES VAGABONDES

LECTURES VAGABONDES

James A. Levine : Le cahier bleu/Un cahier bleu sombre.

 

 

          Il est un fait assez avéré en littérature : les sujets « trashs » font rarement de grands romans. C’est aussi mon avis. Disons qu’avec le cahier bleu écrit par James A. Levine en 2009 et paru aux éditions Buchet/Chastel, nous évitons cet écueil et nous nous retrouvons avec, entre les mains, un roman honorable et plutôt intéressant.

 

          La petite Batuk est encore une enfant lorsque son père, endetté, la vend à une maison close de Bombay située rue Common Street. Là, elle commence une carrière de prostituée, sous les ordres de la grosse Mamaki Briila. Depuis six années, déjà, elle fait des passes lorsqu’elle parvient à acquérir un cahier et un crayon. C’est alors qu’elle commence à écrire le fameux cahier bleu dans lequel elle consigne la dureté de sa vie quotidienne, adoucie par la présence de Puneet, son amoureux, également prostitué, qu’on émascule un jour pour qu’il garde son ambiguïté féminine. Un jour, un taxi blanc emmène Batuk vers un hôtel de luxe dans lequel elle reçoit les plus grands soins. En réalité, Batuk a été achetée par un millionnaire de Delhi nommé Purah « Bubba» Singh pour réjouir son fils lors d’une soirée festive. En effet, ce fameux fils de millionnaire nommé Iftikhar est violent et plus ou moins impuissant. Confronté à ses amis par rapport auxquels il se sent inférieur, il démolit Batuk en la violant avec une épée. C’est à l’hôpital que la jeune fille se réveille, très faible, mutilée. Elle apprend que les quatre jeunes hommes qui l’ont violée dans cet hôtel royal impérial de Bombay ont été sauvagement assassinés. Entre la vie et la mort, Batuk écrit la légende de La léoparde aux yeux d’argent avant de basculer dans l’inconscience.

 

          Le cahier bleu se découpe en trois parties. La première porte pour nom du titre du roman et s’achève au moment où Batuk est emmenée dans le taxi blanc où sa vie va basculer. C’est aussi, à mon avis, la meilleure. Batuk raconte son quotidien d’enfant prostituée tout en ménageant des retours vers un passé heureux : celui de son enfance, celui où son père l’aimait. Pour échapper à l’horreur, elle écrit aussi des histoires et des légendes qui lui trottent dans la tête. Ces passages heureux ou oniriques contrastent avec ceux qui évoquent la dureté de sa vie quotidienne. C’est pourtant avec un langage enfantin et poétique qu’elle évoque une horreur qui, pour elle, est banale. Ainsi, les rapports sexuels sont qualifiés de « faire du pain au lait ». Son sexe, c’est « lapinou ». C’est avec une certaine innocence qu’elle évoque ce travail qui lui ôte toute pudeur, toute intimité avec elle-même. L’horreur, c’est aussi l’orphelinat où les « Yakas » (les maîtres) font subir aux enfants les pires sévices s’ils n’obéissent pas. C’est donc une première partie très émouvante qui nous est donnée à lire.

         La seconde partie est écrite sur des feuilles volantes qu’on lui procure lorsqu’elle arrive à l’hôtel. Là, elle est lavée, maquillée, nourrie, mais aussi auscultée par un médecin (qui profitera de la situation pour coucher avec Batuk). La jeune fille ne sait pas ce qui l’attend et le lecteur se demande si finalement la vie va enfin sourire à notre héroïne : peut-être a-t-elle été repérée par un homme riche qui voudrait l’entretenir et en faire sa maîtresse ? En tout cas, cette partie constitue une pause dans l’horreur, une attente dont on ne sait si elle débouchera sur le bien ou le mal.

          Les derniers feuillets racontent la soirée cauchemardesque que Batuk a subie. Elle reste d’abord un certain temps avec Iftikhar, ce jeune fils à papa bon à rien dont elle est le cadeau. L’homme peine à avoir des rapports sexuels avec la jeune fille et la frappe plusieurs fois violemment. Cependant, Batuk évoque Iftikhar avec une certaine bienveillance. Le jeune homme semble préférer regarder la télévision et se pique de littérature. Il lui demande d’écrire un poème. Batuk se soumet à lui et le flatte pour obtenir sa gentillesse et son amitié. Mais rien ne va plus lorsque les trois amis d’Iktikhar pénètrent dans la chambre en compagnie d’autres prostituées. L’alcool, la drogue, le sexe sont les principales activités de cette fête. Lorsqu’ils découvrent les feuillets de Batuk révélant l’impuissance d’Iktikhar, ce dernier devient la risée de ses amis et se venge sur la jeune fille en la violant avec une épée. Cette partie n’est absolument pas poétique ; elle est violente, et l’auteur se complait à décrire une horreur qui parait presque inconcevable. Certes, le trash fait recette et on n’échappe pas ici, au stéréotype des jeunes crétins qui ne savent s’amuser qu’en transgressant la morale et en s’acharnant sur les prostituées.

          Le cahier bleu est donc un roman qui évoque la prostitution des enfants avec une certaine force, en jouant sur différents registres. On est ému par le sort de cette jeune fille massacrée par la sexualité violente des hommes. Le petit Puneet, dont Batuk est amoureuse, est également une figure pathétique : c’est un garçon qu’on va émasculer pour qu’il continue à rapporter de l’argent ; analphabète, il se résout à son sort qui lui parait normal et semble tirer fierté du pouvoir étrange qu’il détient sur ses clients. Cependant, j’ai moins aimé la dernière partie du livre dans laquelle on ne reconnait plus l’écriture de la petite Batuk, mais plutôt celle d’un écrivain qui fantasme sur la violence d’une tournante. Cependant, la fin dans laquelle l’héroïne écrit l’histoire de la léoparde aux yeux d’agent est très belle ; on retrouve la poésie de la première partie dans le développement de cette émouvante légende qui raconte comment, par amour, une princesse se noie pour retrouver son prince, puis devient léoparde pour pouvoir s’asseoir pour l’éternité aux pieds de son amoureux.



20/09/2020
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