LECTURES VAGABONDES

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Henri Troyat : La lumière des justes (tome 5) – Sophie ou la fin des combats.

 

 

 

               Nous voici parvenus au terme de cette belle saga historique franco-russe - La lumière des justes – dont le dernier tome s’intitule Sophie ou la fin des combats. Avec ce dernier tome paru en 1963, Henri Troyat achève en beauté cette grande histoire d’amour parfois meurtrie entre la France et la Russie.

 

              Bien des années ont passé depuis la mort de Nicolas Ozareff et Sophie est toujours veuve en Sibérie à Tobolsk. Elle est secrètement amoureuse du docteur Wolf et ce sentiment est partagé. Cependant une grande nouvelle va suspendre cette relation platonique : le tsar accorde à Sophie l’autorisation de revenir en Russie dans son domaine de Kachtanovka et la jeune femme ne peut refuser. C’est avec son neveu Serge qu’elle va devoir cohabiter car Vladimir Karpovitch Sédoff, son père, vient d’être assassiné par des moujiks en colère dit-on. Serge mène la vie dure à Sophie qui ne partage pas les mêmes convictions que lui. Autoritaire et cruel avec les moujiks, l’homme est détestable et la rumeur selon laquelle il aurait assassiné son propre père et fait endosser la responsabilité à trois de ses moujiks ne vient pas relever la négative impression d’ensemble qu’il laisse. Heureusement, Sophie trouve un peu de réconfort auprès de l’ancienne maîtresse de son mari Daria Philippovna et son fils,  autrefois ami de Nicolas. Mais bientôt, lasse de cette guerre perpétuelle avec son neveu, Sophie décide de rentrer en France. Le retour dans son pays d’origine est une source de joie et de peine : Sophie a du mal à supporter l’image d’épouse courageuse et quasi sainte qu’on veut lui faire endosser. Et puis, la vie parisienne, frivole et mondaine, tantôt l’étourdit, tantôt l’accable. Et puis, elle apprend la mort du docteur Wolf, ce qui lui cause une grande douleur. Elle renoue avec Delphine de Charlaz (la première maîtresse de Nicolas à son arrivée à Paris) et avec Vavasseur, le libraire révolutionnaire, toujours inquiété par la police car toujours séditieux. C’est en prison qu’elle le retrouve. Désormais, la mode est au socialisme et l’homme fréquente entre autre, Proudhon. La guerre de Crimée va mettre un terme momentané aux relations mondaines de Sophie car la petite société russe est contrainte de s’exiler. Lorsque la paix revient entre les deux pays, Sophie apprend la mort de Serge : assassiné par ses moujiks. Désormais seule maître à bord à Kachtanovka, Sophie décide de rentrer en Russie pour finir ses jours dans son domaine.

 

             J’ai beaucoup aimé ce dernier tome de la saga La lumière des Justes d’Henri Troyat. Beaucoup plus sombre que les autres, il met un point final nostalgique et mélancolique à cette belle histoire. D’abord, ce dernier tome est construit comme un au revoir à tous les lieux et à tous les personnages qui ont croisé le chemin de Sophie et de Nicolas Ozareff. Nous commençons en Sibérie où se passe l’avant-dernier tome – Les dames de Sibérie – puis, nous retrouvons Kachtanovka – lieu de l’action de La Barynia et de La gloire des vaincus – puis terminer à Paris où avait débuté l’histoire dans Les compagnons du coquelicot. Sophie refait donc le chemin en sens inverse et noue des liens avec les anciennes maîtresses de son mari : Daria Philippovna en Russie et Delphine de Charlaz à Paris : décidément, c’est la fin des combats pour elle.

             Mais, la fin des combats, c’est surtout ce bilan amer que fait Sophie de sa vie. Fervente républicaine, elle déteste l’autoritarisme des tsars et des empereurs, hait le comportement cruel des grands propriétaires terriens de Russie à l’encontre des moujiks. Pourtant, ces combats qu’elle a menés dans le domaine de Kachtanovka, ces combats qu’a menés son époux Nicolas, membre des décembristes, ont échoué et désormais, ce sont les membres du groupe Pétrachevtsy qui sont déportés en Sibérie : le socialisme semble donc être le nouveau combat en France et en Russie. Cependant, Sophie fait aussi un bilan pragmatique de ces combats : elle a fini par préférer l’action humble du quotidien plutôt que les grandes idées révolutionnaires qui ont mené à l’échec ; et Henri Troyat de terminer la saga par ces quelques réflexions bien amères et la mise en évidence d’un paradoxe :

 

           « Elle se remémora une phrase de la Bible, que certains décembristes citaient parfois avec  complaisance : « La lumière des Justes donne la joie. La lampe des méchants s’éteindra. » La lampe des méchants s’était éteinte avec la mort du tsar. Mais où était la joie des Justes ? Ils étaient trop vieux pour se réjouir ; ils avaient tout perdu à cause d’une idée ; et d’autres, après eux allaient tout perdre pour rien, pour rien ! L’air était plein de grands rêves morts, de nobles projets avortés. Mais peut-être ce désir obstiné de » changer la face du monde était-il la marque même de l’homme, dans la fantasmagorie gigantesque où chaque génération effaçait l’ancienne et où tout était toujours à recommencer ? Peut-être le besoin de se passionner était-il plus important que le désir d’être heureux ? Peut-être n’y avait-il d’existence gâchée que celle qui avait été conduite prudemment ? »

 

            Ce que j’ai peut-être moins apprécié dans ce dernier tome assez politisé, qui relate l’émergence des idées socialistes – notamment avec Proudhon, un des personnages de ce roman – et la guerre de Crimée – certes, en arrière-fond -, c’est cette vision empreinte de pitié qui est donnée des moujiks et du peuple russe. Bête et abruti, parfois violent, ils font parfois penser à des animaux domestiques dont il faut prendre soin pour vivre avec eux en bonne entente plutôt que de les brutaliser comme le fait Serge.

             Je m’attendais au pire lorsque j’ai refermé Les dames de Sibérie, avant-dernier tome de La lumière des Justes – avec la mort de Nicolas, comment concevoir une suite qui ne soit pas décousue ? -  mais finalement, ce dernier épisode est de bonne facture. Sophie sera donc restée fidèle à son mari, puisque son dernier amour aura été platonique et tient peu de place dans l’économie de l’ensemble. Ainsi, La lumière des Justes peut se concevoir comme une grande histoire d’amour entre deux pays – La France et la Russie, incarnées respectivement par Sophie et Nicolas - aux cultures différentes mais qui ont tant à apprendre l’une de l’autre.



18/09/2016
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