LECTURES VAGABONDES

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Dirck Degraeve : Quand le miroir se brise.


Cette semaine, mon ami Michel Houellebecq vient d’être goncourisé… Français ! Je vous invite à remettre ça encore une fois ! Eh oui ! La grève ! Mais pour une fois, on va gagner de l’argent à se mettre en grève ! Grève du Goncourt ! On ne l’achète pas ! Et cette année, c’est sans aucun regret, c’est sûr !

Donc, moi, en guise de contestation contre la merdouille qui règne sur les prix littéraires, j’ai décidé, en cette triste semaine, de mettre à l’honneur sur mon blog un écrivain qui n’aura jamais le prix Goncourt, qui ne vit pas de sa plume, qui fait partie des français qui se lèvent tôt, qui paie ses impôts en France, et qui ne connait pas personnellement Nicolas Sarkozy : ce n’est donc pas de Michel Houellebecq dont je vais parler cette semaine. Désolée… M’enfin ! D’autres vont bien se charger de le faire ! Alorsss…. Par contre, qui va se charger de rédiger un article sur Dirck Degraeve en cette semaine d’agitation littéraire ?

Ainsi donc, quand le miroir se brise est un recueil de 11 nouvelles écrites par Dirck Degraeve, honorable professeur de lettres à Saint-Omer et non moins auteur talentueux. Ce recueil a paru aux éditions du riffle en 2007 et se présente comme la suite d’un premier volet intitulé La solitude d’une femme.

Deux fils directeurs relient ces onze récits de longueur variable.

 Tout d’abord, le lieu : toutes les histoires se déroulent à Saulmères, ville du Nord de la France. Ville imaginaire, assurément, mais qui permet de plonger le lecteur, tantôt dans une atmosphère typique de la région, tantôt dans une atmosphère indifférenciée des autres villes françaises ; c’est cependant le second cas qui est le plus fréquent. Je prendrai l’exemple de la troisième nouvelle, intitulée En marge. Tout au long de ce récit, Dirck Degraeve fait clairement allusion à l’affaire d’Outreau qui a fait les choux gras des journalistes de faits divers, il y a quelques années. Cependant, l’essentiel du récit se déroule dans un centre commercial comme il y en a tant dans le Nord et ailleurs : le Mondo. Le Mondo, c’est Euralille, Englos, la cité de l’Europe… c’est le truc en ferraille et en plexiglas qui pousse à la périphérie de Lyon, Angers, Marmande, trifouilli les oies. Ainsi donc, si Dirck Degraeve a choisi le Nord comme lieu d’ancrage à ses 11 récits, c’est à la fois pour distinguer cette région des autres, mais aussi pour la fondre parmi les autres : car tout ce qui est raconté là peut aussi bien arriver n’importe où.

Le second lien qu’on peut établir entre les différents récits est moins artificiel puisqu’il s’agit de la thématique d’ensemble : le recueil contient en effet 11 récits de destins brisés soit par la grande Histoire, soit par la petite histoire (l’actualité), soit par un événement particulier. Ainsi l’œuvre s’ouvre-t-elle sur la grande Histoire : La Sonate de Franck se déroule pendant la seconde guerre mondiale, à l’époque où, dans l’Audomarois, des prisonniers de guerre construisaient la Coupole qui devait servir de base de lancement aux fusées V2 ; la présence des Allemands dans la région en cette fin de guerre où l’on ne sait plus très bien de quel côté il faut être, perturbe grandement la vie des habitants, et notamment, celle du narrateur qui apprend, auprès de l’Obersturmbannfürher Arno Von Kahlenberg à jouer à la perfection une sonate de César Franck sur son violon… mais qui, écœuré par ce qu’il voit de la guerre autour de lui, décide de renoncer définitivement à la musique au moment de l’armistice : le violon, ce gracieux instrument, est définitivement souillé par le contexte dans lequel il a été appréhendé par le narrateur.

Ensuite, nous basculons dans des nouvelles qui traitent de destins brisés par l’actualité : En marge, par exemple : c’est l’histoire d’une vie mise à sac par une fausse accusation de viol lancée par une élève contre son professeur… L’homme a du mal à s’en remettre, même s’il a été innocenté. Une affaire sensiblement comparable à celle d’Outreau fait basculer notre héros dans une sorte de paranoïa qui débouchera sur un drame.

Cependant, la plupart des nouvelles ne sont ancrées dans aucun événement extérieur immédiatement identifiable. Ainsi, si le miroir se brise pour le personnage, à un moment de sa vie, c’est que la fêlure était présente depuis belle lurette, et Dirck Degraeve se propose simplement de saisir l’instant crucial, en gestation depuis déjà bien longtemps.

J’ai beaucoup aimé naissance de la haine : Thérèse, mariée depuis si longtemps avec Didier, finit par le haïr. Pourquoi ? Simplement à cause du temps qui a passé et qui a défait l’amour qu’elle a éprouvé un jour pour lui. La haine ? C’est le bruit quotidien de la chasse d’eau que Didier tire après avoir pissé, c’est la vue des slips kangourous blancs qu’il ne s’est jamais décidé à abandonner, c’est le bruit des pages du journal l’équipe qu’il feuillette dans son fauteuil. Il n’est donc pas anodin que la plupart des personnages du recueil soient déjà assez âgés, car Dirck Degraeve explore dans ce recueil les dégâts du temps sur nos vies, les illusions que nous perdons, la ringardise qui nous guette. On voit donc à quel point, finalement, la dimension de ce recueil est universelle… car pour chacun d’entre nous, un jour, le miroir se brise, aussi : Adagietto, par exemple, croque les derniers instants d’une vieille femme : assise dans la galerie marchande d’un supermarché, elle attend ses enfants partis faire les courses… quelques bribes de souvenirs lui traversent la tête, puis, c’est le trou noir.

Dernière remarque : le style. S’il y a une unité dans la thématique du recueil, c’est beaucoup moins vrai pour l’écriture… Chaque nouvelle est écrite dans une langue différente, si je puis dire : adagietto, par exemple, est rédigé dans un niveau de langue relativement relâché, parfois familier, tandis que la sonate de Franck est composée dans une écriture très académique et classique. En réalité, les personnages qui hantent ces 11 récits viennent d’horizons et de milieux sociaux différents : il y a une vieille mémé proche de la mort, un professeur paranoïaque, un proviseur has been qui finit par haïr le lycée qu’il a dirigé, une épouse d’écrivain jalouse des personnages créés par son mari… j’en passe ! Chacun adopte un langage particulier, un langage qui lui est propre. Voilà pourquoi, comme dans une foule composée d’individus disparates, il y a, dans ce recueil, différentes voix.

Alors voilà. C’est ainsi que s’achève cet article qui décerne le prix « lectures vagabondes 2010 » à Dirck Degraeve pour son recueil de nouvelles : Quand le miroir se brise, prix attribué cette semaine, en ma digne demeure d’Erquinghem-Lys, située non loin du bar-tabac le Longchamp… Non mais dîtes-moi, c’est presque aussi classe que le Drouant !



12/11/2010
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